Gérard Herzhaft

Blues Story
1962

 

Cette nouvelle a pour la première fois été publiée par la Bibliothèque-Discothèque de Mantes-la-Jolie dans le cadre du festival Blues-sur-Seine

ã Ville de Mantes-la-Jolie, 2000.

Bibliothèque-Discothèque Georges-Duhamel
Square Brieussel-Bourgeois
78200 Mantes-la-Jolie
01 34 78 81 01

http://www.ville-mantes-la-jolie.com/bibliothèque
biblioth_discoth@mairie-mantes-la-jolie.fr

Publication sur Internet avec l'accord de Gérard Herzhaft
et de la Bibliothèque-Discothèque de Mantes-la-Jolie
par La Gazette De Greenwood, http://www.gazettegreenwood.net
gazettegreenwood@free.fr


Aujourd'hui, d'innombrables festivals de blues se déroulent un peu partout en Amérique et dans le monde, notamment bien sûr en Europe et en France. Mais le premier festival de blues américain, celui d'Ann Arbor, n'a eu lieu qu'en 1972. Dix ans auparavant, des promoteurs allemands, saisissant l'intérêt des Européens pour le blues et l'influence de cette musique sur le rock anglais naissant, avaient eu les premiers l'idée de présenter un aréopage de bluesmen à travers le Vieux Continent. Ces concerts légendaires ont fortement et durablement marqué tous ceux qui ont eu la chance d'y assister, l'auteur de ce texte inclus. Et pour ceux qui n'y étaient pas, étaient trop jeunes ou n'étaient pas nés à l'époque, ces tournées sont devenues des légendes, des rêves, des mythes.

Cette nouvelle, sous la forme d'une fiction, vous propose de revivre de façon fort réaliste l'ambiance en coulisses des débuts d'un des tout premiers de ces festivals.

Télécharger au format DOC compressé ZIP (18 ko)


Chicago, septembre 1962.

- Ne t'accroche donc pas comme ça à moi... C'est pour ton papa.

Myrtle Mae se débarrasse comme elle le peut des bras envahissants de son plus jeune fils et court vers l'escalier qui mène au sous-sol. Elle crie :

- Chéri, le téléphone...

Mais les haut-parleurs giclent la musique avec trop de volume pour que son mari l'entende. Elle descend les marches. Little Amos, les yeux clos, écoute un disque de celui qui lui avait tout appris il y a si longtemps, l'harmoniciste Slender Bill. Grâce à lui, il a pénétré dans le monde du Chicago blues, a fait ses premiers disques avec Catfish King puis, à son tour, il est devenu une vedette du ghetto, enregistrant beaucoup de disques, surtout des instrumentaux à l'harmonica qui ont fait danser les Noirs depuis le lac Michigan jusqu'au golfe du Mexique. Mais il n'a jamais oublié qui avait guidé ses premiers pas.

Aujourd'hui encore, quand il n'est pas en tournée, il n'aime rien tant que descendre dans son sous-sol, mettre un vieux disque de Slender Bill et jouer derrière lui, avec lui, comme si le vieux maestro était encore vivant. Attendrie, Myrtle Mae contemple Little Amos. Il serre son harmonica contre sa bouche comme lorsqu'elle l'a rencontré. Malgré les années qui ont passé, la fatigue, la route, les nuits sans sommeil, quand il joue avec Slender Bill il retrouve ce visage d'enfant malheureux et appliqué qui l'avait tant séduite.

"Good evening Little Lady, Good evening Little Lady
Let me go home with you.
"

Le vieux bluesman chante, figé dans la cire du disque usé, à travers l'espace et le temps. Et, dans le sous-sol de sa petite maison de briques rouges du South Side de Chicago, son ancien élève embrasse son harmonica. Note par note, ses lèvres, sa langue et ses mains s'accordent à celles de Slender Bill. Un wha-wha, une altération ici, quelques arpèges en contre-chant, encore une note bleue atteinte on ne sait comment et les deux bluesmen sont de nouveau ensemble dans une taverne du ghetto, à la sortie de la guerre, devant un public ravi qui s'émerveille : "Vous avez vu ce petit gars à l'harmonica ? Il va devenir quelqu'un, ça c'est sûr !"

Myrtle Mae ne voudrait pas le déranger, mais ce bonhomme au téléphone avec un si étrange accent... Comment faire pour le sortir de ce tête à tête avec son ancien maître ? Elle tousse, une fois, deux fois. Little Amos ouvre les yeux.

- Baby ! Il émerge de son passé, sourit à sa femme. Une seconde, je croyais que tu étais encore serveuse dans ce petit bar où je t'ai rencontrée...

- C'est quelqu'un qui t'appelle. Ça a l'air d'un Blanc et je ne comprends pas la moitié de ce qu'il dit. Mais il a l'air d'être très très pressé... C'est peut-être important.

Quelques marches montées deux à deux, une petite caresse sur la tignasse de son fils et Little Amos prend le récepteur.

- Allô... Bonjour Monsieur, ma femme m'a dit que vous vouliez me parler ?

Un silence si long que le bluesman croit qu'il n'y a plus personne au bout du fil. Il va raccrocher quand il perçoit une respiration.

- Excusez-moi... Je suis si ému de vous avoir enfin au bout du fil que je ne trouvais pas mes mots. Mr Little Amos, vous savez que vous êtes une légende vivante en Europe, que vos disques sont adorés par des tas de jeunes musiciens anglais...

Le bluesman hésite. Cet accent bizarre, ces phrases ahurissantes, est-ce qu'on lui fait une blague ? Mais son correspondant précise :

- Je me nomme Horst von Salzmann, je suis Allemand...

Tandis que l'autre se met à lui raconter des tas de choses d'un débit haché, Amos essaie de se rappeler où il a déjà entendu parler de ce type. Von Salzmann... Un nom comme ça dans le ghetto de Chicago, ça ne s'oublie pas. Est-ce que ce n'est tout simplement pas comme cela que s'appelle le traître de Spy, sa série télévisée favorite ? Non ! Ça y est, il se souvient.

C'est il y a quelques semaines Willie Dixon qui lui avait dit, à la fin d'un concert :

- Amos, il y a un type qui m'a appelé en long distance. Il te cherche. C'est un Européen, Horst von Salzmann. Il veut faire venir en Europe, en Allemagne, en Angleterre les meilleurs bluesmen de Chicago. Il dit que, là-bas, il y a plein de jeunes gens qui sont fous de nous. Et certains jouent même notre musique. Il paraît qu'ils adorent tes disques d'harmonica. Je lui donne ton téléphone ? Il va me rappeler.

Amos avait alors haussé les épaules, ri un bon coup. Ah ! Ce farceur de Dixon ! Comment aurait-il pu croire à une telle faribole ? Le blues des Noirs de Chicago serait une musique à la mode chez la reine d'Angleterre ?

Amos n'avait plus pensé à cette plaisanterie. Mais maintenant voilà que ce von Salzmann est au bout du fil.

- Vous pouvez répéter, Sir ? Un peu plus lentement, s'il vous plaît... Je n'ai pas compris un mot de ce que vous avez dit.

- Je suis à Chicago pour engager les bluesmen qui sont chez nous les plus légendaires. Et, Monsieur Little Amos, vous êtes tout en haut de la liste. La tournée s'appelle Big Blues Festival. Nous partons pour l'Europe le mois prochain. Ce serait un grand honneur si vous acceptiez...

Interloqué, Amos ne sait quoi répondre. L'Europe ? Le mois prochain ?

- Ach... Je sais, Monsieur Little Amos, c'est un peu juste comme délai, mais j'ai eu tellement de mal à avoir votre adresse... Vous serez payé 2 000 $ pour un mois de concerts... Ce n'est pas énorme mais c'est un début pour vous comme pour moi. Vous verrez, il y a plein d'opportunités en Europe pour un grand bluesman comme vous. Vous savez, chez nous, tout le monde veut savoir d'où vient vraiment le blues. Et qui mieux que vous pourrait l'apprendre à nos jeunes...

Deux mille dollars ! Little Amos en a le tournis. Peut-on vraiment gagner une telle somme en un mois avec un harmonica ? Son fils est venu jusqu'à lui, lui tire la jambe de son pantalon.
Avec cette somme, qu'est-ce qu'il va pouvoir lui acheter comme vêtements, comme jouets... Et Myrtle Mae, depuis le temps qu'elle veut un manteau de fourrure.

Von Salzmann se méprend sur le silence qu'observe Amos.

- Bon... Disons trois mille dollars. Mais, je ne peux vraiment pas aller au-delà. Et vous serez le musicien le mieux payé du groupe... S'il vous plaît, ne dites pas non. Ma tournée sans vous n'aurait plus le même sens.

- Papa, viens jouer avec moi...

Amos met son doigt devant sa bouche, murmure un "chut" à son gamin. Il essaie de garder son calme tandis qu'il répond :

- O.K. Mr Salzmann ! Trois mille dollars, ça me va... Topez-là. Et dites-moi quand on part !

*
* *

Von Salzmann distribue à sa troupe de bluesmen les places dans l'avion comme une ouvreuse les sièges de cinéma.

- Buddy, si tu veux te mettre ici ! Coot, par là... Big Johnny, plutôt dans l'allée.

- Non, je préfère m'asseoir contre le hublot... Je veux voir l'océan de haut ! Comme John Glenn !

Big Johnny White, repêché in extremis parce qu'il s'était pointé par hasard dans la boutique de disques Delmark, était bien sûr toujours prêt à partir.

"Tout ce dont j'ai besoin est dans l'étui de ma guitare. Mon seul bagage.... De l'Atlantique au Pacifique. D'une côte à l'autre" avait-il seulement marmonné quand, dans la nuit, l'Allemand von Salzmann l'avait pressé de boucler ses valises.

Maintenant, il est assis dans le Boeing 707, son imposant fondement débordant largement le siège qui lui est réservé. Little Amos a hérité de cet encombrant voisin. Il se contorsionne comme il peut pour rester à demi assis. Au bout d'un moment, il n'y tient plus, se lève, va voir von Salzmann, suggère à voix basse un autre arrangement.

L'autre lui répond avec son fort accent germanique :

- Je suis désolé, Mr Amos, mais personne ne veut prendre votre place... Je crois qu'on craint un peu votre voisin ! Et puis, vous êtes le plus menu. C'est bien ça, "Little" Amos, non ?

Tous regardent avec intérêt les préparatifs du décollage. Shorty, le bassiste, se signe. A ses côtés, Coot ferme les yeux alors que l'appareil se pose en bout de piste. Les moteurs ronflent, enflent, gonflent. L'avion se met à rouler. De plus en plus vite. Un sifflement traverse les hublots. La carlingue gémit une sorte de râle métallique. Shorty murmure une prière. Les roues battent la mesure sur le macadam de la piste.

Ravi, sourire aux lèvres, Coot lance :

- On dirait un boogie !

Et il détaille enfin la belle silhouette de l'hôtesse de l'air qui, devant lui, se penche tandis qu'elle s'affaire auprès d'un vieux bonhomme qui n'arrive pas à boucler sa ceinture.

Soudain, l'avion est en l'air, monte encore, se stabilise. Un ronflement en dessous signale que l'on rentre le train d'atterrissage.

- Hey, c'est vraiment doux, c'est formidable ce truc...

Shorty n'ose pas se détendre, demeure rapetassé dans son fauteuil. Little Amos songe surtout aux neuf heures de vol qu'il va devoir passer à côté de la masse imposante de son irascible voisin. En plus, comme le lui a demandé von Salzmann, il va falloir jouer avec lui pendant quatre semaines ! Mais cette tournée européenne n'est-elle pas une formidable chance pour lui ?

L'Europe... Il en a tant entendu parler. Pendant longtemps, il n'imaginait pas que ce continent lointain pût être autre chose qu'un endroit où les Américains se rendaient pour faire la guerre.

Et, malgré tout, son caractère, sa corpulence, ses sautes d'humeur... Big Johnny White est quand même un sacré bon bluesman, non ?

En attendant, le sacré bon bluesman qui avait embêté tout le monde pour se trouver près du hublot ronfle depuis une bonne heure. Son postérieur s'étale sur les deux sièges étroits, au fur et à mesure que son corps assoupi s'affale. Little Amos tente de se maintenir un moment contre cette montagne de chair. Mais la poussée est inexorable. Amos secouerait tout autre que Big Johnny. Mais le coléreux bluesman est si imprévisible ! Le réveiller en sursaut paraît bien téméraire. Amos tente alors de s'intéresser au film, une de ces comédies insipides qui est en train de passer sur l'écran grisâtre de la Lufthansa.

Les ronflements de Big Johnny couvrent jusqu'aux glapissements de l'horrible Doris Day que crachotent les écouteurs ! Amos se tourne vers Big Johnny, prêt à crier sa colère à la face lippue. L'autre a-t-il senti quelque chose ? Il s'ébroue, soupire, ouvre un œil injecté de sang qui n'annonce rien de bon, grommelle, se tourne d'un grand coup de reins et repart de plus belle dans son sommeil.

Cette fois, Little Amos n'a plus le choix. Il se lève, regarde à gauche, à droite. Von Salzmann l'aperçoit, lui fait un grand signe. Le bluesman ne se fait pas prier. En cinq pas, il est auprès de l'Allemand et de deux autres musiciens de la tournée assis sur la même rangée. Un peu plus loin, Big Buddy est à genoux sur son siège, en train d'essayer d'attirer l'attention d'une des hôtesses de l'air, une petite rouquine au nez retroussé.

- Alors, Amos... Comment se passe votre première traversée en avion ? s'enquiert von Salzmann.

Devant sa mimique sans équivoque, tous éclatent de rire. Amos jette un regard inquiet vers Big Johnny. Mais rien à craindre : le pachyderme n'a rien entendu et ronfle toujours aussi fort.

- Ah, Mr Salzmann, c'est pire qu'un moteur de l'avion !

L'hôtesse, qui s'est rapprochée, se met à rire. L'Allemand aussi. Big Buddy se retourne, tend une flasque d'alcool achetée en duty free par von Salzmann :

- Tiens, vieux ! Prends une lampée de bon cognac, offert par le Boss lui-même !

Amos prend la flasque, la porte à ses lèvres, boit une gorgée.

- Hum... C'est rudement bon, votre truc... C'est sûrement pas du tord-boyaux !

- C'est du cognac ! lui crie Big Buddy, épelant ensuite chaque lettre.

L'air amusé, von Salzmann ajoute :

- Il s'agit d'un alcool de France fabriqué à partir d'un petit raisin ! C'est très fin, très savoureux, surtout après un bon repas.

Little Amos remue la tête, boit un long moment.

- Ouais, Mr Salzmann... Ce vin n'a pas du tout le goût du vin, mais c'est vraiment pas mauvais quand même !

Il plonge sa main libre dans la poche de son pantalon, en ressort un petit harmonica diatonique Marine Band.

Un autre coup de cognac et il chante :

"Bad bad whiskey makes me lose my mind
Good good cognac, wonderful french wine.
"

Il ponctue son apologie des cépages français d'une phrase d'harmonica dans les basses, grommelle quelque borborygme à travers les trous de son instrument, imite en musique les éructations d'un ivrogne, passe soudain dans les aiguës, fait vibrer une même note plusieurs secondes, termine dans un bourdonnement rauque et bref.

Amos délaisse son harmonica, avale une rasade supplémentaire qui l'inspire si bien, rend enfin la flasque à Big Buddy qui faisait force gestes d'inquiétude quant à ce qui lui resterait. Amos retourne à son harmonica, claque des doigts de la main gauche et entame un boogie woogie très rapide. On ne se rend plus compte lorsqu'il chante ou lorsqu'il joue. Von Salzmann se met à taper dans ses mains.
Big Buddy s'est levé, crie des encouragements :

- Vas-y, Little Amos, joue ton boogie ! Blow, man, blow your heart out !

Coot et Shorty, hilares, se lèvent à demi, battent la mesure sur les sièges. Little Amos serre son harmonica entre ses mains, s'adresse à l'hôtesse de l'air qui ne sait pas s'il faut faire rasseoir tout le monde ou laisser se dérouler ce concert impromptu.

- Lady, je joue ce boogie pour vous, pour votre très jolie silhouette !

Très vite, il s'en veut de son audace due au cognac et à l'avion. Si cette Blanche prend ses paroles comme une avance ? Mais le Boeing de la Lufthansa ne vole pas dans le Mississippi, l'Arkansas ni même Chicago. La jeune fille, quelque peu flattée, applaudit.

- Merci, merci beaucoup...

Little Amos, enhardi, passe dans la travée centrale, joue de plus en plus vite, de plus en plus fort. Beaucoup de passagers enlèvent leurs écouteurs, délaissent Doris Day et sa comédie sur écran terne, battent le rythme dans leurs mains. Big Buddy, Coot et Shorty rejoignent Little Amos dans le couloir, improvisent un refrain :

"Airplane boogie woogie, Airplane boogie woogie."

Encore quelques riffs d'harmonica, un ou deux overblows évocateurs et c'est la moitié de l'avion qui tape dans ses mains et reprend le refrain :

"Airplane boogie woogie, Airplane boogie woogie."

Von Salzmann affiche une mine réjouie. Décidément, cette première tournée européenne du Big Blues Festival s'annonce prometteuse !

*
* *

Seuls trois accompagnateurs sont aux côtés de Von Salzmann pour aider les musiciens à récupérer leurs bagages, remplir les formalités de douane et d'immigration, sortir de l'aéroport, prendre place dans le car. Les bluesmen montent dans le véhicule, tout fripés et ensommeillés après cette longue nuit d'avion. Ils plaisantent quand même.

Frankie, guitariste fétiche du groupe vedette les Bad Birds a, en compagnie de deux autres passionnés britanniques de blues, fait le trajet depuis Londres jusqu'à Hambourg où arrive l'avion de la Lufthansa afin d'accueillir ceux dont il adore tant les disques et qui l'ont entièrement inspiré.

Von Salzmann les salue. C'est un peu grâce à eux qu'il a eu l'idée de monter cette tournée. Ils écrivent dans un petit fanzine ronéotypé à l'enthousiasme brouillon mais contagieux.

Les jeunes anglais parlent un moment avec le promoteur. Mais ils regardent surtout avec attention les bluesmen noirs, essaient de capter leurs plaisanteries. Leur accent est si étrange, leur anglais tellement émaillé d'américanismes et d'argot du ghetto, qu'ils ne les comprennent pas très bien.

*
* *

Quand ils sont enfin tous installés dans le car, le chauffeur tourne la clé de contact. Le moteur se met à ronronner. Von Salzmann présente les Britanniques :

- Gentlemen, voici Bob, Mike et Frankie... Frankie est lui aussi un grand guitariste de blues. Il a déjà participé à plusieurs disques.

Aucun des musiciens noirs ne semble avoir entendu parler de lui. Il sourit à ceux qui daignent lever un œil vers lui. L'un hoche la tête en guise de réponse. Les autres continuent de plaisanter entre eux. Le car se met enfin à rouler. Frankie et les autres traversent le couloir comme ils peuvent, enjambent étuis de guitare et bagages à main pour aller s'asseoir au fond où il reste quelques sièges de libres. Von Salzmann pointe son index vers un petit homme d'allure modeste :

- C'est Little Amos, l'ancien harmoniciste de Catfish King, celui qui a composé Hanging The Blues que vous avez enregistré !

Frankie, frappé de stupeur, essaie de prononcer quelques mots, n'y arrive pas, renonce, tend sa main.

- Monsieur Little Amos... C'est un grand honneur. J'espère que vous apprécierez ma version à la guitare de votre magnifique morceau d'harmonica ?

Amos le regarde, l'œil interrogateur. Ainsi, c'est vrai : son Hanging The Blues serait aussi connu en Angleterre ? Plus connu même qu'à Chicago ? En fin de compte, il tend une main méfiante à Frankie que le jeune homme, happé par les soubresauts du car, n'a que le temps d'effleurer.

Il finit par s'asseoir tant bien que mal aux côtés de ses deux amis. Ils scrutent le visage des musiciens, essaient de deviner leur identité. Ils ont parfois vu la photo de certains d'entre eux sur des pochettes de microsillons. Mais la tâche est bien ardue. Ce grand gaillard à la silhouette alourdie, aux cheveux grisonnants qui se lève pour ouvrir toute large la fenêtre du car et avoir un peu d'air frais, est-ce bien Big Buddy ? Le même qui était un fringant pianiste, œil charbonneux, bagues à tous les doigts, dents étincelantes sur la couverture du LP Chicago Piano Giant ?

Et qui est donc cet obèse, chemise de cow-boy à carreaux rouges, cravate ficelle tenue par une figurine de tête de bœuf aux cornes gigantesques, un large stetson sur le crâne ? Il extrait avec difficulté son arrière-train éléphantesque du fauteuil de car qu'il écrasait pour se diriger vers la même fenêtre. D'un geste violent, il la ferme.

- J'ai pris mal à la gorge dans l'avion ! lance-t-il rageur à la cantonade.

Puis il se dirige d'un pas lourd vers sa place.

"Ce doit être Big Johnny White", murmure Mike. Il possède deux disques de lui, mais aucun ne comporte de photo. Il n'imaginait pas qu'il fût si gros. Presque monstrueux ! Il apprécie beaucoup son chant véhément et son jeu puissant au bottleneck. Avec des doigts aussi boudinés, la précision d'exécution dont Big Johnny est coutumier tient du miracle !

Mais voilà que Big Buddy se relève, rouvre toute grande la fenêtre :

- J'ai chaud ! On a besoin d'air ici !

Le visage de Big Johnny se métamorphose soudain. En une seconde, ses yeux brillent, un rictus de colère anime ses lèvres. Avec une rapidité inconcevable pour un corps aussi massif, il plonge sa main dans la poche de son pantalon, en ressort un couteau à cran d'arrêt. D'une poussée, il en fait jaillir la lame. Il pivote sur lui-même, fonce d'un pas décidé vers son contradicteur. L'autre lui fait face, les poings serrés de l'ancien boxeur qu'il était, prêt à repousser l'assaut du pachyderme armé.

- Ferme cette fenêtre !

- J'ai besoin d'air ! Tu n'es pas le maître de ce car !

Un moment, les deux Big s'observent, s'approchent l'un de l'autre au point de se toucher. Les autres crient des appels au calme. Mais personne ne s'avise de tenter de séparer ces deux costauds.

Un moment paralysé par cette péripétie imprévue, von Salzmann finit par se lever, se place comme il peut entre les deux bluesmen. Sa voix tremble, retrouve un très fort accent germanique.

- Allons, gentlemen, gentlemen, vous n'allez pas vous battre pour une fenêtre, tout de même ?

Aucun des deux adversaires ne bronche. Mais la mine de Big Johnny semble bien plus menaçante que celle de Big Buddy. Et la très longue lame de son couteau brille dans le car. Von Salzmann choisit de fermer la fenêtre.

- On sera bientôt à l'hôtel. Vous aurez autant d'air frais que vous voudrez !

Big Buddy se rassoit sans un regard pour son interlocuteur. Big Johnny White ferme son cran d'arrêt, le remet lentement dans sa poche, retourne vers son siège.

Soulagé, von Salzmann lance à tous d'une voix assurée :

- N'oubliez pas que vous jouez ce soir votre premier concert de la tournée... Reposez vous bien. Il faut que vous soyez en forme !

*
* *

L'hôtel est un petit établissement bon marché. Et le bar où s'entassent les Américains et leurs accompagnateurs semble n'avoir pas été repeint depuis la guerre. Les fauteuils sont usés, la moquette sent le tabac mélangé au pipi de chat. Frankie, Mike et Bob sont tout excités d'être assis à côté de leur harmoniciste préféré.

Sans détour mais un peu méfiant, Little Amos répond aux questions que les Anglais lui posent.

- Et sur Just Some, qui joue de la contrebasse ? Et ce solo de guitare dans Road Rock Blues, on ne dirait pas tout-à-fait Catfish King. Y avait-il un autre guitariste présent dans le studio ? Est-ce vous l'harmoniciste qui joue dans Beauty Shop Blues ?

Little Amos fait de gros efforts pour répondre avec exactitude. Mais il a oublié la moitié des morceaux que les jeunes Blancs lui citent. C'étaient des trouvailles au moment de l'enregistrement, des titres passe-partout mis en forme à toute vitesse à la fin d'une longue journée de studio.

- Vous savez, j'ai joué sur tant de titres depuis quinze ans. Je ne me rappelle plus.

Comment ces gamins peuvent-ils donc connaître mieux que lui-même sa propre musique ? Mais ils sont intarissables. Voici Frankie qui s'emballe, parle de plus en plus vite avec cet étrange accent britannique. Au bout d'un moment, Little Amos ne comprend plus rien à ce que le jeune homme lui raconte. Il constate simplement à quel point la musique que lui et les autres jouent depuis des années l'exalte.

- Mais, Mr Frankie, Mr Bob, Mr Mike, pourquoi ces blues vous intéressent tant ? Vous savez, ce sont de vieux trucs de la campagne. On a amené ça du Mississippi ou de l'Arkansas, on a juste collé une batterie, fichu de l'électricité dans tout ça. Jamais j'aurais imaginé que des gens éduqués comme vous, venus d'un pays comme l'Angleterre, m'interrogent sur le blues...

Frankie s'est arrêté de parler, le regarde d'un air désemparé, presque pitoyable.

- Vous savez, Mr Frankie, quand j'étais gosse et que je soufflais dans mon harmonica un de ces vieux blues que ma pauvre mère aimait tant, mon vieux me fichait des coups de pied dans le derrière. Et à l'école, ma maîtresse, une grande Noire nommée Mrs Andrews, me tirait les oreilles : "Amos, cesse de souffler dans cette saloperie d'harmonica. Ca ne te mènera nulle part de jouer cette musique de Nègres".

Mais cette phrase ranime la flamme de la passion chez les Anglais.

- Vous vous rappelez comment c'était dans le Mississippi ? Pourquoi avez-vous appris l'harmonica ?

Amos reste un instant songeur. Son esprit vagabonde, son enfance dure et sans affection lui revient. Il sent soudain le blues l'envahir pour de bon, là dans le fauteuil de cet hôtel d'un pays complètement bizarre, exotique, assez incompréhensible. S'il avait su, peut-être ne serait-il pas venu jusqu'ici.... Et maintenant, le voilà embarqué dans une aventure de quatre semaines !

Mais les Britanniques continuent de le presser de questions :

- Finalement, à votre avis, d'où vient vraiment le blues ? Certains disent du Mississippi, d'autres de la Nouvelle-Orléans, d'autres encore... Et les blue notes, vous croyez que cela vient vraiment de...?

Little Amos tourne la tête vers chacun des trois garçons, fixe bien leurs regards, les force à se taire. Il n'a pas dormi de la nuit dans cet avion et maintenant, il en a assez de cet interrogatoire. D'un ton sec, il demande :

- Young men, vous voulez que je vous dise d'où vient le blues ? C'est pour ça que vous me questionnez, hein ?

Frankie s'arrête, décontenancé, bafouille un "Yes" presque inaudible.

- Alors, je vais vous le dire avant que j'aille me reposer un peu, O.K. ?

Les autres acquiescent d'un signe de tête.

- Alors, regardez-moi, jeunes gens ! Watch me move !

Little Amos plonge la main dans sa poche, en sort un harmonica. Il claque des doigts, frappe du pied, installe un canevas rythmique en quelques secondes. Il souffle, aspire dans son instrument, chante entre deux phrases d'harmonica :

"Tout le monde me demande
Mais d'où vient donc le blues ?
"

Le silence se fait dans le bar de l'hôtel de Hambourg. Von Salzmann et d'autres Allemands, jusqu'alors en grande conversation devant une chope de bière, s'arrêtent de parler, s'approchent.

Little Amos répète le verset :

"Tout le monde me demande d'où vient le blues..."

Les notes de l'harmonica, riches et profondes, agrippent Mike, Bob et Frankie qui commencent à taper dans leurs mains en même temps qu'Amos claque des doigts. Coot, Shorty et même Big Buddy se mettent à chantonner à l'unisson. Du fond de son fauteuil, Big Johnny White lance un :

- Yes, man ! Tell me everything about the blues...

Dis-nous donc d'où vient le blues ?

Amos ferme les yeux, souffle dans son harmonica et termine sa strophe d'une voix rugueuse :

- Adam a eu le blues quand Eve l'a quitté...

Encore une phrase d'harmonica qu'il prolonge le temps de chercher une fin :

- Mais c'est quand Eve est revenue que les hommes ont eu le blues pour toujours !

Et il éclate de rire sous les applaudissements. Il tend la main aux trois Anglais, complètement subjugués par cette démonstration.

- Young men, voilà d'où vient vraiment le blues... Et maintenant, je vais me coucher. Good bye, folks.

*
* *

Les personnages de fiction qui apparaissent
ici sont, pour la plupart, tirés des romans
sur le blues écrits par Gérard Herzhaft :

Un Long blues en La mineur (Gallimard);

Catfish Blues (Le Seuil),

A Chicago, un harmonica chante le blues (Le Seuil).




retour haut de page
Télécharger au format DOC compressé ZIP (18 ko)

Retour La Gazette de Greenwood n°26 | Retour Accueil La Gazette de Greenwood