la Gazette de Greenwood

présente

Georges Lemaire (photo RS)
Georges Lemaire (photo RS)
Carnet de route
U.S.A. 2001
(du 23 juillet au 13 août 2001)
Robert Sacré (photo GL)
Robert Sacré (photo GL)


texte de Georges Lemaire

photos de Georges Lemaire et Robert Sacré

© 2001, tous droits réservés







Avant d'entamer le récit de notre séjour aux Etats Unis, je tiens tout particulièrement à remercier Robert Sacré qui m'a invité à partager avec lui cet extraordinaire voyage au cœur des musiques afro-américaines.

Je voudrais également préciser que les contacts qu'il a pris avant et pendant le voyage, que les amis qu'il avait déjà sur place et qui nous ont procuré bon nombre d'avantages et de facilités, ont fait de notre périple aux Etats Unis un séjour extrêmement enrichissant et sans aucune fausse note.

Chicago Les anciens studios Chess, 2120, S. Michigan Ave (photo GL)
Chicago
Les anciens studios Chess,
2120, S. Michigan Ave
(photo GL)







ÇA COMMENCE MAL !

Lundi 23 juillet

Arrivés à Bruxelles, au guichet d'embarquement de Zaventem, nous sommes avertis que notre vol United Airlines, prévu à 12 h 50, est annulé ! Nous craignons, évidemment, de rater la correspondance à Washington et trépignons d'impatience au milieu d'une longue file de voyageurs désappointés, déçus et inquiets.

Après une demi-heure d'incertitude, une employée nous attribue deux places sur un vol Lufthansa qui décolle à 15 heures.



ÇA COMMENCE BIEN !

Ce vol fait escale à Frankfort et nos sièges sont en classe business. Quel confort ! Champagne, repas et vins succulents et, ce qui est appréciable par dessus tout, nous disposons de beaucoup de place pour étendre les jambes. Malheureusement, il est prévu que l'étape Frankfort-Chicago devra se faire en classe économique.
Le métro aérien de Chicago  (photo GL)
Le métro aérien de Chicago (photo GL)

Mais, arrivés à Frankfort, nous nous apercevons que nos sièges sont, une fois de plus, en classe business. Gin, saumon, agneau et pousse-café sont dégustés par-dessus les nuages, à 10 kilomètres d'altitude. Dehors, il fait 52° sous zéro. L'arrivée à Chicago est prévue à 19 h 30, le temps est très clair et, après avoir survolé les gratte-ciel, notre avion effectue un atterrissage impeccable. A la sortie de l'aéroport, un air étouffant et très humide nous accable, mais ce n'est rien en comparaison de ce qui nous attend dans le Mississippi. Nos valises sont lourdes (elles le seront davantage au retour) et nos vêtements sont instantanément trempés. Le shuttle nous attend et nous emmène chez Avis où nous avons réservé une Mitsubishi Galant.

Nous nous dirigeons sans attendre vers la maison de Michel Lacocque (le frère et manager de Pierre, harmoniciste et leader de Mississippi Heat) qu'il a eu la gentillesse de nous prêter pendant qu'il partait pêcher. Après avoir ouvert la porte, il s'agit de débrancher le signal d'alarme dont nous connaissons le code. Nous ne trouvons pas le boîtier assez rapidement, si bien qu'après une minute de vains tâtonnements, une sirène retentit. Dans le voisinage, personne ne bronche. Je désactive l'alarme et un quart d'heure plus tard, une voiture de la police de Chicago s'arrête devant la maison. Robert leur explique la situation et ils me demandent de confirmer si, effectivement, tout va bien. Notre air parfaitement honnête les satisfait et ils s'en vont continuer leur ronde. Nous faisons quelques emplettes à proximité et nous rentrons nous coucher. Il est minuit et la chaleur est encore très intense. Dans le jardin, de temps à autre, des lucioles émettent des lueurs fugitives.



C'EST PARTI !

Mardi 24 juillet

Le soir tombe sur le Loop (photo GL)
Le soir tombe sur le Loop (photo GL)

Le Blue Chicago (photo GL)
Le Blue Chicago (photo GL)

Embouteillages sur le Lake Shore Drive (photo GL)
Embouteillages sur le Lake Shore Drive (photo GL)

Lever à 6 heures. Je prépare le matériel (photo, vidéo et minidisc). Après un petit déjeuner sommaire, nous nous rendons dans le South Side pour une séance de photos (églises, peintures murales, …). Nous nous rendons ensuite chez Billy Boy Arnold qui, malheureusement, ne peut nous consacrer que peu de temps car il a un rendez-vous en ville. Il nous reçoit néanmoins dans son salon et promet de nous recontacter par téléphone avant la fin de la semaine. Nous visitons un magasin spécialisé dans la musique gospel, prenons de nombreuses photos dans le South Side et rentrons dîner à la maison. La chaleur est intenable. Nous prenons un peu de repos avant de repartir au centre ville (the Loop, la Boucle) nommé ainsi parce que the El ( = Elevated train system), surnom du CTA (Chicago Transit Authority) dessine une boucle autour du centre de Chicago. Les gratte-ciel gigantesques dessinent leur silhouette élancée sur fond de ciel bleu. Beaucoup de drogués, de clochards, de mendiants y promènent leur misère, en quête d'une poubelle prometteuse ou d'un touriste compatissant.

La ville comprend de nombreux parcs. Le lac Michigan est immense (une véritable mer sur laquelle naviguent de nombreux voiliers - de l'autre côté, c'est le Canada). Il est bordé d'une vaste plage de sable fin qui donne à Chicago des allures de ville balnéaire.

Chicago, la "Windy City", est également surnommée "Second City", non pas, comme on pourrait le croire, par rapport à New York, mais parce qu'en 1871, un terrible incendie ravagea la ville.

Après un copieux repas dans un restaurant italien, nous nous rendons au Blue Chicago (736, N. Clark St.)où se produisent Linsey Alexander et Zora Young. Celle-ci se souvient de notre première rencontre en Belgique, il y a quelques années, lorsqu'elle chantait avec Mississippi Heat. Je lui promets de lui envoyer une copie du film de ce concert mémorable et elle me dédicace son dernier CD, Learned my lesson - Delmark 748.

A la sortie du club, de violents éclairs déchirent le ciel de Chicago. Il est 2 h 30 et demain, à midi, nous avons rendez-vous chez Delois Barrett. Cette légende du Gospel a fait partie des Roberta Martin Singers pendant 18 ans. En 1962, avec ses deux sœurs, elle a formé The Barrett Sisters. Surnommées The Sweet Sisters of Zion, elles ont enregistré en 1963, leur premier LP, Jesus loves me, sur le label Savoy.

Mercredi 25 juillet

Lever à 8 h 30. Tonnerre et pluie battante. Un petit café rapidement expédié nous remet les idées en place. Sans perdre de temps, nous parcourons le ghetto à la recherche de photos intéressantes.

A midi, nous sonnons chez Delois Barrett. Elle nous reçoit dans un salon au milieu duquel trône un magnifique piano blanc. Peu de temps après, arrivent ses deux sœurs, Billie et Rodessa, qui habitent à deux pas. Elles nous racontent avec force détails leurs souvenirs récoltés lors de leurs tournées triomphales en Europe et en Afrique. Au moment de nous séparer, elles nous indiquent la maison que Mahalia Jackson a habitée, un peu plus loin dans la rue.

A présent, le temps est gris, mais sec. Les gratte-ciel ont la tête dans les nuages. Nous rentrons "chez nous". Il est 16 h 30 et nous dévorons un repas surgelé.

En début de soirée, nous nous rendons au Blue Chicago (736, N. Clark St.) où James Wheeler accompagne Grana Louise. Comme d'habitude, James Wheeler est excellent. Mais Grana Louise offre un show assez tiède. A la fin du premier set, nous quittons le club et allons écouter Johnny B. Moore et Pat Scott à l'autre Blue Chicago, situé à quelques blocs, dans la même rue (536, N. Clark St.).

Pat Scott a vécu avec Lefty Dizz et ensuite avec Buddy Scott. Avant de monter sur l'estrade, elle est assise à sa table. Les mains sur les genoux, elle écoute attentivement un solo déchirant de Johnny B. Moore. Elle adopte une attitude réservée, presque timide. Par contre, dès qu'elle est en scène, elle se transforme en véritable tigresse, elle s'adresse au public qu'elle met instantanément dans sa poche. Elle se tortille, elle grimace, elle paye de sa personne. Reconnaissable entre mille, sa voix se fait tantôt câline, tantôt rugissante, ponctuée par la guitare de Johnny B. Moore, artiste introverti, peu causant, répondant laconiquement par monosyllabes. Impossible à interviewer ! Détestant l'avion, il ne vient jamais en Europe. Il y est cependant venu cinq fois (trois fois avec Koko Taylor et deux fois avec Willie Dixon). Il faut donc se déplacer à Chicago pour l'entendre. Mais cela en vaut vraiment la peine ! A la fin du concert, Billy Boy Arnold nous retrouve.

James Wheeler et Grana Louise (photo GL)
James Wheeler et Grana Louise au Blue Chicago (photo GL)

Johnny B. Moore  (photo RS)
Johnny B. Moore et J. Labon (basse)
au Blue Chicago(photo RS)

Jeudi 26 juillet

The Robert Taylor Project (photo GL)
The Robert Taylor Project (photo GL)

le Wok'n'Roll (photo RS)
Le Wok'n'Roll (photo RS)

Ciel bleu et soleil éclatant ! Nous flânons en ville, passons devant le Checkerboard, le B.L.U.E.S., le Reservation. Nous photographions des églises du South Side, des enseignes de restaurants offrant de la soul food, … Nous arrivons au Robert Taylor Homes, et prenons des photos de cet ensemble de 28 buildings identiques de 16 étages chacun. Terminé en 1962, ce projet a encouragé la ségrégation raciale car les bâtiments ont été construits au milieu des taudis reconstruits de la Black Belt et ont maintenu les 28 000 résidents isolés à l'intérieur du South Side. Un endroit à éviter, surtout le soir !

Invités par Mr. Jeffrey P. Radford, Director of Music de la Trinity United Church of Christ, nous assistons (privilège immense !) à la répétition du chœur. L'église compte plus de 8 000 affiliés et le Pasteur, le Dr. Jeremiah Wright, Jr., est un prédicateur de renom. Cette expérience unique nous a permis de découvrir la rapidité avec laquelle ce chœur d'environ 160 participants apprenait un nouveau chant assez complexe et à plusieurs voix. C'est impressionnant !

Irma Gwynn, une des pionnières du gospel de Chicago est affiliée à la Trinity United Church of Christ. Elle se déplace actuellement en fauteuil roulant mais est néanmoins présente à cette répétition. Elle interprète Didn't it rain, accompagnée par le chœur. Elle sera également présente au service de ce dimanche.

Nous passons la soirée au Blue Chicago où Johnny B. Moore accompagne Mary Lane. Née en 1935, elle a chanté avec Robert Nighthawk, Howlin' Wolf, Magic Sam, Otis Rush et bien d'autres. Elle vit actuellement avec le bassiste du groupe, Jeffrey Labon. Le concert est superbe ainsi que son CD, Appointment with the blues, sur le label Noir Records.

Les cocktails, au Blue Chicago, sont excellents ! A présent, les portiers des deux clubs nous reconnaissent et nous saluent amicalement à chacune de nos visites.

Vendredi 27 juillet

Michel Lacocque revient de vacances demain après-midi. Nous devons donc penser à libérer la maison et à trouver un logement pour le restant de notre séjour à Chicago.

Nous passons la matinée dans le Loop. Nous nous garons et allons faire quelques emplettes au Jazz Record Mart (444, North Wabash). A 16 h 10, retour à la voiture : un policier trop zélé avait eu le temps de glisser un "ticket" sous les essuie-glaces. En effet, à Chicago, certaines rues doivent être dégagées après 16 heures (rush hours). Je l'ai, bien sûr, gardé, en souvenir …

L'après-midi est consacrée à la visite de Maxwell Street ou plutôt de ce qu'il en reste : quelques maisons délabrées formant un coin de rue où l'on vend les célèbres et délicieuses Polish sausages. La University of Illinois at Chicago (UIC) y a déjà construit de nouveaux bâtiments.

Il est 20 heures. Nous dégustons une Samuel Adams (bière brune à l'amertume fort subtile, brassée à Boston) dans une salle de billard en attendant le concert de Lil'Ed Williams qui doit avoir lieu au B.L.U.E.S., une heure plus tard. Son show (3 sets d'une heure) est époustouflant ! Il est terriblement cabotin et lance sans arrêt des œillades complices à l'objectif de ma caméra.

ce qu'il reste de Maxwell Street (photo GL)
Ce qu'il reste de Maxwell Street :
les marchands de Polish sausages
(photo GL)

Lil Ed Williams (photo RS)
Lil Ed Williams au B.L.U.E.S.(photo RS)

Samedi 28 juillet

Vance Kelly (photo RS)
Vance Kelly à Lincoln Street
(photo RS)

Howard Scott (photo RS)
Howard Scott à Lincoln Street
(photo RS)

Nous avons réservé une chambre à l'Université de Chicago jusqu'à mardi. L' International House a été fondée en 1932 par John D. Rockefeller (1414 E. 59th St.). Le bâtiment est magnifique, construit autour d'un patio agrémenté par une fontaine et quelques tables. Des écureuils viennent y chiper des pommes ou des biscuits abandonnés par les étudiants. Ils sont parfois maladroits et laissent tomber cette nourriture du haut des arbres.

L'après-midi, nous allons à un festival de blues à Lincoln Ave. Plusieurs podiums sont aménagés dans la rue. Sur l'un d'eux se succèdent Michael Coleman, Vance Kelly, Nellie "Tiger" Travis (qui n'usurpe pas son surnom : très dynamique, elle descend du podium et se mêle à la foule en chantant) et Howard Scott. Pendant la prestation de Vance Kelly, Michael Coleman est dans la foule : il danse et mime les différents instruments de l'orchestre. Big Time Sarah est également présente et ne cache pas sa joie. Lurrie Bell, discrètement, assiste également à ce concert. Nous n'avons malheureusement pas le temps de l'écouter car le concert de Mississippi Heat va débuter au Reservation Blues, le club d'Eddie "The Chief" Clearwater (1566 N. Milwaukee Ave.)

Nous nous garons non loin de là et le GSM sonne. C'est Pierre Lacocque qui nous prévient : il ne peut pas jouer ce soir. Deux groupes ont été programmés en même temps et Jimmy Johnson a "fortement" insisté pour que la soirée lui soit attribuée.

Puisque nous sommes sur place, nous décidons d'aller voir Jimmy. Nous allons le saluer et, à notre surprise, il nous reconnaît. Nous l'avons en effet rencontré longuement en 1998, au Festival de Jazz à Liège.

Nous mangeons rapidement avant le spectacle : la cuisine du Reservation est délicieuse ! Le concert de Jimmy Johnson, quant à lui, ne nous a pas émus outre mesure. Retour à l'International House à 3 heures du matin. Demain, c'est dimanche et nous sommes attendus à la Trinity United Church of Christ.

Jimmy Johnson (photo RS)
Jimmy Johnson
au Reservation
(photo RS)

Dimanche 29 juillet

A 10 h 30, nous garons la voiture dans l'immense parking de l'église et un quart d'heure plus tard, le service commence. Petit à petit, les fidèles remplissent les sièges inoccupés pendant que les 160 membres du chœur, sous la direction de Jeffrey Radford, font vibrer l'assistance. C'est ici que les paroles "Make a joyful noise unto the Lord" prennent tout leur sens. Lors de la répétition de jeudi, les choristes étaient habillés comme vous et moi. A présent, ils portent des couleurs vives et plus chatoyantes qu'une salade niçoise. Ils se balancent en frappant des mains : l'ensemble est impressionnant et propre à remuer l'âme. D'autant plus que la musique est excellente, que les solistes ont des voix superbes et que les fidèles, eux aussi endimanchés, se laissent envoûter par les rythmes syncopés. Les hommes portent soit un costume assez sobre soit un vêtement de type africain, très coloré. Les femmes sont également très élégantes et leurs chapeaux sont étonnants. Parfois rouges, parfois dorés, leurs formes sont originales et ils sont portés fièrement.

Un prédicateur de Philadelphie, invité par la Trinity United Church of Christ assure le sermon. Il commence de façon anodine, sur un mode badin, s'enflamme soudain et, après un subtil crescendo, atteint un climax au cours duquel les fidèles crient, dansent et répondent aux questions du preacher. C'est très impressionnant.

Au cours du service, le chœur interprète impeccablement le chant appris jeudi dernier. Soudain, la voix d'Irma Gwynn, chaude et encore bien assurée, domine le chœur et donne une très belle version de This Little Light of Mine et de Didn't It Rain.

A la fin du service, vers 13 h 30, beaucoup de fidèles viennent nous saluer fort chaleureusement, nous demandent d'où nous venons et semblent visiblement intéressés par notre présence.

Le service a duré trois heures mais nous a paru trop court. Si les services religieux en Belgique étaient semblables, j'irais à la messe tous les dimanches !

A 16 heures, Pierre Lacocque nous attend au studio Tone Zone. En effet, Mississippi Heat y enregistre son 5ème CD (sortie prévue au début de l'année). Aujourd'hui, Billy Boy Arnold et Carl Weathersby doivent ajouter leur participation à ce qui a déjà été enregistré précédemment. Nous sommes étonnés par l'extrême minutie du travail de l'enregistrement digital. Tout s'exécute par ordinateur et le moindre passage défectueux (parfois une seule note) est immédiatement remplacé. Quant au texte, Pierre le modifie sur le tas et demande, tantôt à Billy Boy, tantôt à Carl, d'essayer un autre mot, une autre intonation. Un véritable travail de perfectionniste que personne ne pourra soupçonner (à moins d'y avoir assisté) à l'écoute de leur prochain CD qui sera, à coup sûr excellent, d'après ce que nous en avons entendu.

Billy Boy Arnold est un grand maître : ses interventions sont remarquables. Egalement exceptionnels sont les solos de guitare et la voix de Carl Weathersby. Tous deux ont d'ailleurs déjà contribué au 4ème CD de Pierre Lacocque.

Nous quittons le studio peu après 22 heures et rentrons à l'International House avec l'impression très nette de ne pas avoir perdu notre journée.

Irma Gwynn (photo RS)
Irma Gwynn (photo RS)

The Trinity Choir (photo GL)
The Trinity Choir (photo GL)


the Trinity Choir (photo RS)
The Trinity Choir (photo RS)


Pierre Lacocque au studio Tone Zone (photo GL)
Pierre Lacocque au studio Tone Zone
(photo GL)
une des centaines d'églises de Chicago (photo GL)
Une des centaines d'églises de Chicago (photo GL)

Lundi 30 juillet

La matinée se passe dans les quartiers noirs. Toujours en quête de photos intéressantes, nous photographions beaucoup d'églises. Tout à coup, par le plus grand des hasards, nous nous trouvons en face de la Christian Tabernacle Church, l'église du Révérend Maceo L. Woods (4712, South Prairie Avenue). Il nous aperçoit, sort du bâtiment et vient vers nous pour nous demander quel intérêt deux Blancs peuvent bien avoir à photographier son église. Nous lui expliquons que nous venons de Belgique, que nous sommes de grands amateurs de Gospel et que nous connaissons ses enregistrements.

Très aimablement, il nous accueille dans son église, nous la fait visiter, nous explique et nous montre le projet d'agrandissement de la Christian Tabernacle Church. Il nous fait asseoir dans son bureau et Robert en profite pour l'interviewer.
Robert Sacré et Jeffrey P. Radford (photo GL)
Robert Sacré et Jeffrey P. Radford (photo GL)

Mais il faut bientôt le quitter car, à 14 h 30, nous avons rendez-vous avec Jeffrey P. Radford, le Director of Music de la Trinity United Church of Christ. En effet, il nous a invités à dîner chez Leona's, un petit restaurant italien fort sympathique situé non loin de chez Michel Lacocque. Notre flânerie du matin, notre rencontre inattendue avec Maceo Woods et les embouteillages de Chicago font que nous y arrivons bien après 3 heures. Jeffrey nous accueille néanmoins avec un large sourire et pendant le repas, il nous entretient de son église et de son travail.

Nous nous procurons un exemplaire du Reader, un journal gratuit qui présente, à la section 3, tous les concerts de blues auxquels on peut assister à Chicago. Vu la programmation d'Eddie Clearwater le lendemain, nous décidons de rester un jour de plus dans la Windy City. Et puis, il y a encore tant et tant de choses à faire, à voir et à écouter qu'il nous est très difficile de quitter la ville.

Nous rentrons donc à l'International House et prolongeons notre réservation. La chaleur est encore très étouffante. A 20 heures, nous nous dirigeons vers le B.L.U.E.S. où se produisent Willie Kent & The Gents ainsi que Bonnie Lee.

Willie Kent revient d'Europe où il a participé au Festival de Cahors et le B.L.U.E.S. organise ce soir une fête pour célébrer son retour. Une grande banderole sur laquelle est inscrit "Welcome Home !" traverse toute la largeur du club. Toute l'équipe du Blue Chicago (y compris le portier) est présente pour l'accueillir. Hirotaka Konishi (Hiro, pour les intimes), le sympathique guitariste japonais de Lorenzo Thompson et de Johnny B. Moore est aussi de la partie. Nous reconnaissons également dans la salle Sammy Fender et Sugar Baby, portant chapeau et vêtements noirs, comme à leur habitude, ainsi que le batteur Twist Turner qui prendra les baguettes pendant le dernier set. Le concert est excellent et l'ambiance très agréable. Nous rentrons à l'International House vers 3 heures.

le temple et la voiture du rev Maceo Woods (photo RS)
Le temple et la voiture du rev Maceo Woods
(photo RS)

Peintures murales dans le South Side:
Peinture murale (photo GL)
(photo GL)

peinture murale (photo RS)
(photo RS)

Bonnie Lee, Jake Dawson et Willie Kent au Blue Chicago
Bonnie Lee, Jake Dawson et Willie Kent
au Blue Chicago (photo GL)

Mardi 31 juillet

Downtown Chicago (photo GL)
Downtown Chicago (photo GL)

A 8 h 30, nous déjeunons dans le patio de l'International House. Malgré la fraîcheur de la fontaine, la chaleur commence déjà à se faire sentir. Demain matin, nous quittons Chicago pour Nashville, puis pour Memphis où nous attend Davis Evans. Puisque c'est notre dernier jour à Chicago, nous ne perdons pas de temps et nous nous mettons en route vers les quartiers noirs pour une séance photo. A un carrefour, une bouche d'incendie que des enfants ont probablement dévissée crache un énorme jet d'eau. Tout le voisinage est sur le pas de la porte et beaucoup profitent de l'aubaine pour prendre une douche gratuite. L'eau envahit rapidement les bas-côtés de la route et bientôt, tout le quartier est inondé.
Eddie Clearwater (photo RS)
Eddie Clearwater au Blue Chicago (photo RS)

Nous nous dirigeons alors vers le Loop, et, après une visite à la grande librairie Borders, nous dînons chez Ada's Famous Deli, 14, S. Wabash Ave. d'une délicieuse goulache sur lit de nouilles. Nous flânons ensuite sous le métro aérien et, après avoir fait quelques emplettes, nous rentrons pour recharger les batteries de la caméra et pour prendre un peu de repos.

A 20 heures, nous sommes au Blue Chicago, 736, N. Clark Street (www.bluechicago.com) pour assister à un très beau concert d'Eddie "The Chief" Clearwater. Nous rentrons vers minuit et préparons nos valises pour le départ du lendemain.

Mercredi 1er août

A 7 heures, nous prenons un petit déjeuner dans le patio et nous préparons l'itinéraire pendant que les écureuils, à deux mètres de nous, coltinent des épis de maïs et viennent boire à la fontaine. Nous descendrons par l'Indiana et le Kentucky pour enfin arriver dans le Tennessee.

Nous embarquons les valises, les sacs et le matériel dans la voiture. Il fait déjà très chaud et il n'est que 8 heures du matin. Mon T-shirt me colle à la peau. Nous activons la climatisation et nous commençons la descente vers le Sud. Nous nous relayons au volant toutes les heures. Ainsi, le voyage ne nous paraît ni trop long ni trop fatigant.

Arrivés à Nashville, nous réservons une chambre au motel Executive, situé non loin du centre. Le soir, nous parcourons Broadway, l'artère principale et prenons notre repas du soir dans un bar où se produit J.D. Wilson, chanteuse de country. La musique n'est pas mauvaise, mais la nourriture l'est. Un autre orchestre succède au précédent, mais nous préférons nous rendre à Printer's Alley, à quelques blocs de là, une petite rue où sont rassemblés quelques bars à blues. Mais rien d'intéressant n'est à l'affiche et nous rentrons au motel vers minuit.

Jeudi 2 août

Nous pensions passer deux nuits à Nashville mais, vu le peu de possibilités que la ville offre, nous décidons de prendre la route de Memphis. Mais auparavant, Robert téléphone à Doug Seroff, écrivain et historien de la musique gospel, spécialiste des male quartets qui nous propose de nous faire visiter la Fisk University, créée en 1866 pour éduquer les esclaves nouvellement affranchis. En 1871, les neuf membres des Jubilee Singers, le premier groupe afro-américain à avoir connu la célébrité, donnèrent des concerts aux Etats Unis et en Europe et récoltèrent des fonds pour la construction de l'Université. Avant de reprendre la route de Memphis, nous dînons avec Doug dans un excellent restaurant mexicain.

En cours de route, nous sortons à Brownsville (TN) et, afin de nous procurer une carte de Memphis, nous nous arrêtons au West Tennessee Delta Heritage Center. Non loin de là, nous tombons tout à fait par hasard sur la petite cabane où a vécu Sleepy John Estes. Difficile d'imaginer qu'il ait pu vivre dans de telles conditions.

Vers 19 h 30, nous arrivons au motel La Quinta Inn et prenons possession de notre chambre avant de partir à Beale Street. Nous entrons au Blues City Cafe (138, Beale Street) où se produit Earl The Pearl, accompagné par Dan Charette à la guitare, Jesse Smith au sax, Melvin Lee à la basse et Honey Mack à la guitare.

Nous nous engouffrons peu après au B.B. King's et nous assistons au concert de Manuel Gales, mieux connu sous le nom de Little Jimmy King qu'il s'est légalement donné en l'honneur de ses deux guitar heroes, Jimi Hendrix et Albert King. Son spectacle est éblouissant. Il est accompagné par James Jackson (b.) et par Ray Cunningham (dr.).

Au pied de la scène, Preston Shannon danse.

Le motel La Quinta nous voit arriver vers deux heures du matin.

la maison de Sleepy John Estes, Brownsville (photo GL)
La maison de Sleepy John Estes, Brownsville (photo GL)

Earl The Pearl (photo RS)
Earl The Pearl au Blues City Café (Beale Street, Memphis):
Dan Charette (guitare), Melvin Lee (basse),
Jesse Smith (sax), Earl The Pearl
(photo RS)

Little Jimmy King (photo GL)
Little Jimmy King, au B.B. King's
(Beale Street, Memphis) (photo GL)

Vendredi 3 août

Street Car à Memphis, Georges Lemaire à la caméra ! (photo RS)
Streetcar à Memphis,
Georges Lemaire à la caméra ! (photo RS)

Daddy Mack Orr (photo GL)
Daddy Mack Orr,
au Center for Southern Folklore (photo GL)

Big Lucky Carter, son amie Mary Fulton et Georges Lemaire (photo RS)
Au Wild Bill's : Big Lucky Carter, son amie Mary Fulton
et Georges Lemaire (photo RS)

Après un copieux petit déjeuner, nous décidons de faire une incursion en Arkansas. Pour dîner, nous nous arrêtons à Hazen, au Craig's Barbecue Café, qui propose de la soul food renommée jusqu'à Little Rock. Vu de l'extérieur, le petit bâtiment en bois ne paie pas de mine. D'ailleurs, de l'intérieur non plus. Mais, maintenant encore, je pense avec une émotion gourmande aux ribs, au chou, aux beans et au pain de maïs que la cuisinière noire nous a apportés.

Vers 18 h 30, nous arrivons chez David Evans qui, avec son épouse, nous accueille très chaleureusement. Après la traditionnelle remise de cadeaux, nous nous mettons en route pour le centre de Memphis. Ce soir, nous allons au Center for Southern Folklore. Judy Peiser, la co-fondatrice du Centre, que je n'ai pas vue depuis deux ans, me reconnaît et les retrouvailles sont assez chaleureuses.

Ce soir, "Daddy" Mack Orr est au programme. Né à Como (MS) en 1945, cet autodidacte (En 1989, il s'est acheté sa première guitare dans un pawn shop !) s'est installé à Memphis à l'âge de vingt ans. Mécanicien de formation, il a fait partie des célèbres Fieldstones. A la disparition de ceux-ci, il a formé son propre groupe avec certains membres des Fieldstones. En 1998, il a eu la surprise de pouvoir jouer avec les Rolling Stones au cours d'une soirée organisée par la Blues Foundation au Rendezvous, un célèbre restaurant de Memphis.

A 23 heures, nous nous éclipsons pour nous rendre au Wild Bill's lounge (1580, Vollintine). L'endroit est bondé, la clientèle est exclusivement noire et l'ambiance est surchauffée. Wild Bill encaisse les entrées et manipule sans arrêt une grosse liasse de billets verts. Il nous apprend qu'il a été chauffeur de taxi à Memphis pendant 54 ans. Tout le monde mange, boit ou danse. Les Hollywood All Stars sont excellents. Aux claviers, "Boogie Woogie" William Hubbard et à la batterie, Big Don Valentine. A la basse, Melvin Lee et Dan Charrette à la guitare. Ces deux derniers, nous les avons déjà entendus hier, avec Earl The Pearl, au Blues City Café.

David Evans a téléphoné à Big Lucky Carter pour le prévenir de notre arrivée. Quand nous entrons au Wild Bill's, nous le trouvons déjà attablé et il nous invite à s'asseoir près de lui. Ce n'est qu'à partir de 1 h 30 du matin qu'il se décide à jouer. Assis au bord de la piste de danse, il enflamme l'assistance qui l'acclame et l'applaudit à tout rompre.

Nous sommes de retour chez David à 3 h 30.

Samedi 4 août

David Evans (photo RS)
David Evans (photo RS)

Pendant que nous prenons notre petit déjeuner avec David, des colibris (hummingbirds) viennent s'abreuver près de la fenêtre de la cuisine. Leur vol immobile et leurs battements d'ailes extrêmement rapides sont très agréables à observer.

Ce matin, nous prenons des photos du quartier noir, de l'ancien studio Sun, et de la radio WDIA où B.B. King fut DJ à plein temps à partir de 1949. Nous allons également voir le terrain vague sur lequel sera édifié le futur musée Stax (926, McLemore). Démoli en 1989, le bâtiment est actuellement en cours de reconstruction. Nous allons ensuite au magasin de disques The Gospel Shop (S. Third Street, 2).

Cet après-midi, nous avons rendez-vous avec le Rev. Leroy Liddell, ancien chanteur de gospel. Nous nous garons en face d'un vaste bâtiment à plusieurs étages. Il s'agit d'une maison pour retraités. Leroy nous attend sur le porche et nous accueille très aimablement. Nous le suivons dans l'ascenseur et il nous fait entrer chez lui. Sa femme est décédée. Il vit dans une seule pièce pauvrement meublée qui lui sert à la fois de salon, de salle à manger et de chambre. Une minuscule cuisine complète son logement. D'emblée, il nous prévient qu'il vient d'avoir une attaque et que sa mémoire est parfois défaillante. Son élocution trébuchante nous le démontre. Il nous raconte beaucoup de souvenirs, et c'est avec beaucoup de fierté, mais aussi de nostalgie qu'il nous montre des revues, des documents, témoins de son passé glorieux. Il a en effet enregistré un LP sur Savoy intitulé Little Wooden Church On The Hill. Celui-ci, en mauvais état, dernier exemplaire qui lui reste, est posé sur son vieux tourne-disque.

Et maintenant, comme dirait Shemekia Copeland dans Ghetto Child : "This is the part that moves me so much right here". Dans l'ascenseur, lorsque le Rev. Leroy Liddell nous raccompagne, il interpelle fièrement quelques dames âgées pour leur annoncer que des "historiens" sont venus spécialement d'Europe pour l'interviewer. Arrivés au rez-de-chaussée, dans le hall d'entrée, nous l'entendons raconter la même chose à un groupe de pensionnaires. C'est à ce moment que Robert leur confirme : "Bien entendu, Leroy Liddell est un auteur-compositeur très connu en Europe. Vous ne saviez pas ?" Les compagnons de building de Leroy le regardent comme s'ils ne l'avaient jamais vu. Lui, bien sûr, est fier comme un paon. C'est son jour de gloire. Nous devinons aisément le sujet de conversation du home au cours des prochains jours.

De notre voiture qui s'éloigne, nous lui faisons des signes d'adieu qu'il nous rend avec un sourire éclatant. Comme il fait encore très chaud, nous nous dirigeons vers le Wild Bill's pour y déguster une Samuel Adams.
David Evans, Judy Peiser et Mr 'Clean' au Center for Southern Folklore (photo RS)
David Evans, Judy Peiser et Mr "Clean"
au Center for Southern Folklore (photo RS)

Nous retournons chercher David Evans chez lui et à 21 heures, nous arrivons au Center for Southern Folklore pour assister à un concert des Fieldstones. Nous y retrouvons Judy Peiser avec beaucoup de plaisir.

A mon grand regret, Will Roy Sanders ne fait plus partie des Fieldstones : il s'est fait virer lors d'un concert donné à Paris au cours duquel il est tombé le derrière par terre tellement il était imbibé.

Le concert des Fieldstones est donné en l'honneur de Mose Vinson dont c'est l'anniversaire (84 ans). Il est au piano et se débrouille, ma foi, encore bien. A la fin du premier set, Judy Peiser lui apporte un énorme gâteau à la crème. Avec quelque difficulté, il souffle toutes les bougies pendant que Wilbur Steinberg (bassiste de Booker T & the MG's) entonne "Happy birthday to you". Le moment est émouvant. Nous recevons, bien entendu, une part de gâteau ! Mose Vinson se fait raccompagner chez lui, car il commence à se faire tard et le second set commence. Pendant toute la soirée, un habitué danse près de l'estrade. Il porte un costume blanc impeccable. Il a 91 ans et n'a pas usurpé son surnom : Mr. Clean.

les studios Sun (photo GL)
L'ancien studio Sun (photo GL)

les studios WDIA (photo GL)
Les studios de la radio WDIA, à Memphis (photo GL)

Stax (photo GL)
A l'emplacement du studio Stax démoli,
le projet de reconstruction.
(à l'heure actuelle, le chantier est bien avancé)
(photo GL)
Mose Vinson au Center for Southern Folklore (photo RS)
Mose Vinson (84 ans)
au Center for Southern Folklore (photo RS)

the Fieldstones (photo GL)
The Fieldstones (photo RS)

Dimanche 5 août

Temple Of Deliverance (photo RS)
Dans le Temple Of Deliverance (photo RS)

Butch Mudbone au Handy Park (photo GL)
Butch Mudbone au Handy Park (photo GL)

Ben Wilson (photo GL)
Ben Wilson (photo GL)

Miss Brown Sugar au Legends, Beale Street (photo GL)
Miss Brown Sugar au Legends,
Beale Street (photo GL)

Fred Sanders, Handy Park (photo GL)
Fred Sanders, Handy Park (photo GL)

Un dimanche à Memphis ne se conçoit pas sans Gospel. Nous nous levons donc de bonne heure et, après un rapide déjeuner pris avec David Evans, nous mettons sans plus attendre le cap vers la Temple of Deliverance Church of God in Christ (369, G. E. Patterson Avenue). Dirigée par le Bishop G. E. Patterson, un prédicateur de grande renommée, cette superbe église a été édifiée en 1999, a coûté 13 500 000 dollars, peut contenir plus de quatre mille fidèles et ne compte pas moins de 12 000 affiliés.

Nous sommes tout d'abord invités à assister à la répétition de l'orchestre qui accompagne le chœur. Un responsable nous conduit alors dans l'église et nous prenons place. Le bâtiment est luxueux et grandiose. Deux écrans géants sont accrochés de part et d'autre de la scène : une équipe de télévision appartenant à l'église filme le service. Celui-ci sera retransmis le lendemain sur une chaîne locale à l'intention des affiliés qui ne savent pas se déplacer. L'église diffuse d'ailleurs de la musique gospel 24 heures sur 24 que l'on peut écouter en direct sur Radio WBBP.

Le service commence à 10 h 45 et est orchestré à la façon d'un véritable spectacle. Tout d'abord, quelques choristes "chauffent" la salle pendant que les fidèles, peu à peu, remplissent l'église de couleurs chatoyantes. Le rideau s'ouvre alors et laisse apparaître le chœur ainsi que l'orchestre, rutilants sous les spots.

La musique est excellente et bien en place. Les fidèles répondent, lèvent les bras au ciel, lancent des "Thank You, Lord !" et le temps passe. Très vite. Le moment attendu de tous est arrivé : le Bishop Patterson entame son sermon. Avec l'air de ne pas y toucher, il bavarde de choses et d'autres. Mais ne vous y trompez pas ! Il s'échauffe discrètement la voix et se prépare à recevoir et à dispenser la bonne parole. Le ton enfle progressivement. A présent, il rugit, il tonne, il s'emporte, il invective et tient son public dans le creux de la main. Comme hypnotisée, l'assistance est en extase. Certains transpirent, crient, pleurent ou se tordent les mains.

Après le sermon, la musique reprend de plus belle et l'assemblée toute entière se laisse aller à de fervents débordements. Des hommes en costume et cravate courent à toute allure dans les travées, les bras écartés en arborant un sourire extatique ; d'autres, également endimanchés, dansent allégrement ou tournent rapidement sur eux-mêmes ; une dame sanglote à chaudes larmes, une autre, en robe longue et talons aiguilles, sautille à pieds joints en poussant de petits cris aigus. Elle parcourra de nombreuses fois le vaste bâtiment dans tous les sens. Mais l'impression générale qui émane de ces manifestations extérieures (outrancières, à coup sûr, pour l'œil européen non averti) est un sentiment de dévotion, de ferveur spontanée qui se traduit par une joie communicative, sincère et irrépressible.

Peu après, Johnny Cochran, l'avocat bien connu qui a innocenté O.J. Simpson, remplace le Bishop Patterson au pupitre. Nous nous rendons vite compte qu'en s'adressant à ce vaste auditoire, il profite de l'occasion pour faire sa publicité : il vient en effet d'ouvrir un nouveau cabinet d'avocats à Memphis. Sitôt son intervention terminée, il quitte l'église d'un pas pressé et, comme dans un film, il entraîne dans son sillage une escorte de six avocats - gardes du corps.

Peu avant la fin du service, on recommande à l'assistance de faire don d'une offrande plus importante qu'à l'ordinaire, l'église ayant actuellement de grands besoins. L'orchestre et le chœur repartent de plus belle et les fidèles affluent calmement en un interminable défilé pour déposer leur obole au pied des marches. Bientôt, celles-ci sont recouvertes d'une quantité prodigieuse de billets verts. Lorsque tout le monde a regagné son siège, des préposés gantés de blanc récoltent le tout, révérencieusement, dans de grands récipients.

Il est 14 heures. A la fin du service qui aura duré trois heures et demi, nous regagnons la voiture, direction Handy Park. Situé en bordure de Beale Street, l'endroit vient d'être "rénové" à grands renforts de dollars et est fréquenté par de nombreux touristes, mais aussi par quantité de désœuvrés à l'œil glauque et à l'aspect peu engageant. Sur un banc, un Noir d'une vingtaine d'années gémit et est affalé, la tête renversée en arrière. A la gorge, une plaie béante ne présage rien de bon.

Le soleil tape dur et les arbres du parc procurent une ombre providentielle. Sur une petite estrade, Butch Mudbone, un guitariste blanc qui, visiblement (dents d'alligator, …) a vécu un certain temps en Louisiane, essaye de se montrer convaincant. Il joue tantôt avec les dents, tantôt la guitare derrière la tête. Honey Mack l'accompagne à la batterie et Larry Lewis à la basse. Fred Sanders, qui fut la révélation du Festival d'Utrecht 1999, se désaltère, accoudé à un bar, non loin de là. Il se laisse bien volontiers photographier.

Arrivent ensuite les Hollywood All Stars, ainsi nommés d'après un quartier modeste du Nord de Memphis. Nous avons déjà pu les apprécier au Wild Bill's. Mais cette fois, Ben Wilson remplace avantageusement Dan Charrette à la guitare et au chant.

Un peu plus loin, Beale Street 326, se tient le Legend's, le club de Willie Mitchell, trompettiste et producteur des premiers succès d'Al Green. Nous y écoutons Sweet Brown Sugar. Mais le concert n'a rien d'exceptionnel, d'autant plus que la First Lady of Beale Street, comme elle se surnomme, abuse de l'auto-promo et vante les mérites de son CD entre chaque morceau. Cette insistance acharnée ne la rend guère sympathique et, sitôt terminé notre daiquiri à la fraise, nous retournons au B.B. King's pour reprendre une petite louche de Little Jimmy King que nous avons déjà vu jeudi. Mais son batteur ne s'étant pas présenté, le concert est malheureusement annulé !

Qu'à cela ne tienne, à Memphis, il y a toujours de quoi faire : à 20 heures, Robert Belfour, dont nous connaissons le CD What's wrong with you joue au Murphy's. En route donc pour le 1589, Madison Street.

Quand nous entrons dans le bar, il n'y a que quatre personnes accoudées au comptoir. Nous nous installons à une table et attendons. Sur une petite estrade, Robert Belfour, une casquette vissée sur la tête, est en train de régler son micro. Peu après 20 heures, il commence à délivrer sa musique lancinante et hypnotique. Personne d'autre n'entrera au Murphy's jusqu'à la fin du concert. Nous sommes les deux seuls à écouter et à applaudir. Les quatre autres personnes, toujours au bar, bavardent bruyamment et tournent le dos à la scène. Le concert est superbe et je ne vois pas de meilleur exemple qui puisse illustrer l'expression "to cast pearls before swine".

Nous avons à peine le temps de nous retourner que Robert Belfour a déjà disparu. D'ailleurs, personne n'a l'air de s'en soucier. Ce soir-là, il a certainement dû avoir un coup de blues !

Nous rentrons chez David Evans peu avant minuit. Comme nous n'avons pas encore pris le temps de manger, nous dévorons deux tartes arrosées d'une Samuel Adams bien fraîche.

Lundi 6 août

Une grande tasse de café et quelques doughnuts nous remettent sur pied. La matinée se passe très calmement. Nous prenons des photos de Memphis et, sur le coup de midi, nous arrivons à Beale Street où nous décidons de nous offrir un repas cajun composé de gumbo, de brochettes, et de black catfish. L'après-midi est consacrée, mais en vain, à essayer de trouver l'église d'Al Green. Nous avons l'adresse, mais les sens uniques et les routes soudainement interrompues ont raison de notre patience.

A 18 heures, nous nous trouvons en face de la Mount Pleasant Baptist Church où nous sommes invités à assister à une répétition du Spirit of Memphis. Ici encore, nous avons le privilège d'être les seuls à pouvoir y assister.

Au fur et à mesure que les membres du groupe arrivent, ils installent leur matériel en bavardant et en riant beaucoup. Ils donnent réellement l'image d'une équipe très sympathique et très soudée qui aime à se retrouver pour jouer et pour chanter. La répétition commence vers 20 heures et pendant plus d'une heure, le Spirit of Memphis nous offrira une musique d'une qualité exceptionnelle !

Ce groupe légendaire fondé en 1930 s'appelait à l'origine The T. M. & S. Gospel Singers, d'après le nom des églises de leurs membres (Tree of Life, Mount Olive et St. Matthew's Baptist Church). Vers 1933, le groupe s'appela The Spirit of Memphis Quartet, en référence à l'avion de Lindbergh, The Spirit of St. Louis. Rappelons au passage qu'en gospel, un quartet ne comprend pas nécessairement quatre personnes. Professionnels depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ils ont enregistré pour les labels King et Peacock. Ces nombreuses faces sont aujourd'hui considérées comme des classiques du style "quartet".

Huebert Crawford, après avoir fondé les Soul Setters (Isaac Hayes y tenait le piano), a été l'arrangeur, le guitariste et le ténor du groupe à partir de 1977. Il n'en fait plus partie actuellement et nous en reparlerons plus tard.

Actuellement, le leader du groupe est Melvin Mosley, Jimmie Allen (basse), Brown Berry (bassiste). Une guitare, un piano et une batterie les accompagnent. Produit par David Evans, leur CD enregistré en 1984 sous le label High Water est un must.

Nous rentrons chez David vers 22 heures et il nous emmène au McDonald de Millington, petite ville située au Nord de Memphis. Robert enregistre ensuite, jusqu'à 2 heures du matin, de rares 45 tours de l'impressionnante collection de David.

Répétition du Spirit of Memphis, Mount Pleasant Baptist Church (photo GL)
Répétition du Spirit of Memphis,
Mount Pleasant Baptist Church (photo GL)

Mardi 7 août

Il pleut. Enregistrement de 45 tours. A 11 heures, nous allons chez Robert Gordon, un ami de Robert. Il est l'auteur de It came from Memphis (1995) et va publier incessamment une biographie de Muddy Waters. C'est précisément aujourd'hui qu'il doit remettre son manuscrit à l'éditeur et plusieurs détails restent encore à régler. Malgré son emploi du temps fort chargé, il nous accueille dans son bureau, nous fait écouter des enregistrements inédits et nous montre des documents exceptionnels. Je me souviens, entre autres, de la photographie originale du père de Muddy Waters sur une carte d'identité de l'US Air Force.

Robert a pris rendez-vous avec Odie Tolbert, un autre de ses amis qui est archiviste à l'Université de Memphis. Nous l'y rencontrons à 15 heures et il nous présente de nombreux documents concernant la COGIC (Church of God in Christ) dont le fondateur est Charles Harrison Mason.

Après la visite de deux magasins de disques et d'une librairie, nous faisons une petite provision de Samuel Adams car demain, nous quittons Memphis et nous craignons ne pas trouver cette marque dans le Mississippi. A la caisse, l'employé me demande ma date de naissance. Celle-ci sera imprimée sur la souche !

Vers 18 h 30, nous arrivons chez David. Son épouse nous a mitonné un vrai repas à la mode du Sud : porc accompagné de chutneys aigres et sucrés, haricots au citron et au poivre, cake à peine sucré et pommes de terre. Un vrai régal qui tombe à point : c'est à peu près le seul repas que nous avons pris aujourd'hui, tant notre journée a été chargée. La soirée se passe, jusqu'à une heure assez avancée, à enregistrer des disques de la collection de David Evans.

Mercredi 8 août

A 7 h 30, nous bouclons les valises. Robert enregistre quelques derniers disques pendant que je prends mon petit déjeuner et je le relaye quand il vient à table. Nous faisons nos adieux à nos hôtes et prenons la direction du Sud.

Nous passons par Holly Springs, lieu de naissance de Robert Belfour, et arrivons à Oxford, petite ville universitaire, patrie de R. L. Burnside, mais aussi de Faulkner. Celui-ci est omniprésent (statue de William Beckwith, sur un banc, affiches) et deux photos ornent un mur de la chambre du Downtown Inn Motel que nous avons réservée.

Nous faisons le tour de Courthouse Square et admirons la statue du soldat confédéré. La chaleur est humide et une pluie diluvienne s'abat sur la ville. Nous regagnons le motel pour prendre un peu de repos. A la télévision, le bulletin météo n'est guère rassurant pour le week-end prochain. Nous devons nous rendre à Clarksdale pour assister au Sunflower River Blues Festival. Pourvu que celui-ci ne soit pas annulé !

La soirée se passe calmement au restaurant avec deux amis de Robert, Tom Freeland, avocat à Oxford, grand amateur de blues (lire son article sur Robert Johnson, Living Blues N° 150) et avec Scott Barretta, l'éditeur de ce magazine. Les fried oyster po'boys étaient excellents !

Oxford (photo GL)
Oxford (photo GL)

A Oxford, Georges Lemaire en compagnie de Faulkner, l'enfant du pays (photo RS)
A Oxford,
Georges Lemaire en compagnie de Faulkner,
l'enfant du pays (photo RS)

Jeudi 9 août

La Hunter Chapel, Como, MS (photo RS)
La Hunter Chapel, Como, MS (photo RS)

La Hunter chapel (photo GL)
La Hunter chapel (photo GL)

Dwayne Watkins (des Canton Spirituals) et Robert Sacré, à Canton (MS) (photo GL)
Dwayne Watkins (des Canton Spirituals)
et Robert Sacré, à Canton (MS) (photo GL)

Huebert Crawford (photo GL)
Huebert Crawford (photo GL)

La gare de Canton (MS) (photo GL)
La gare de Canton (MS) (photo GL)

De bonne heure, nous mettons le cap vers Jackson, capitale du Mississippi, et visitons les University Press of Mississippi. Robert y a rendez-vous avec Steve Yates, l'Assistant marketing manager.

En début d'après-midi, à 20 miles au Nord de Jackson, nous arrivons à Canton, une petite ville comptant environ dix mille âmes. A l'entrée, se dresse une belle église que, bien entendu, nous photographions. Un Noir en sort et, intrigué, vient à nous. Robert lui explique que nous sommes amateurs de musique gospel ; il nous répond qu'il s'appelle Cornelius Dwayne Watkins. La surprise est de taille : nous sommes en face du guitariste et chanteur des Canton Spirituals.

Downtown, nous passons par l'Office du Tourisme tenu par deux charmantes dames qui, depuis des années, rêvent d'ériger une statue à la mémoire d'Elmore James qui naquit à Canton en 1918. Elles sont avides de renseignements concernant l'enfant du pays et Robert répond bien volontiers à leurs demandes. Elles nous offrent des rafraîchissements ainsi qu'un T-shirt du Festival de Gospel de Canton.

Vers 18 heures, nous arrivons à Batesville, située à une vingtaine de miles à l'Ouest d'Oxford. Nous y réservons une chambre au motel Skyline et prenons immédiatement la direction de Como (400 habitants) où doit avoir lieu un revival à la mémoire de Napoléon Strickland, décédé le 20 juillet dernier. Célèbre dans tout le Mississippi, ce joueur de fifre fabriquait ses instruments lui-même.

Un joueur de fifre emmène un groupe de percussionnistes selon une chorégraphie élaborée transmise de génération en génération. Au début de la Révolution, les esclaves adoptèrent cette musique copiée sur la musique militaire écossaise. Ce qui la différencie de la musique européenne réside surtout dans les mélodies et la polyrythmie inspirées de la tradition de l'Afrique de l'Ouest.

Arrivés à Como vers 19 h 30, nous nous rendons à la Hunter's chapel, rendue célèbre par les enregistrements de Mississippi Fred McDowell. Nous trouvons la petite église, perdue en pleine campagne, au milieu des champs de coton. Nous sommes les premiers arrivés et l'endroit est désert. La première personne que nous rencontrons est Huebert Crawford, un ancien leader du Spirit of Memphis, dont j'ai parlé plus haut.

Huebert Crawford a été shérif à Memphis et l'est encore "part time ". Il nous apprend que son fils a été batteur du groupe Granfunk Railroad et qu'il travaille actuellement avec James Brown. Il nous dit également que John Wilkins, le pasteur de la Hunter's chapel, est le fils de Robert Wilkins lui-même !

Pendant ce temps, les fidèles arrivent et prennent place sur les bancs de bois. Ici, l'ambiance est toute différente des services auxquels nous avons assisté précédemment : l'église est beaucoup plus petite, mais est pleine à craquer. Il va sans dire que, et le cas s'est maintes fois présenté au cours du voyage, nous sommes les seuls Blancs à assister au service.

Nous assistons alors, ébahis, à la pratique du "lining hymns" dont l'origine remonte au XVIIème siècle, quand, dans les paroisses rurales d'Angleterre, le pasteur chantait ou lisait une "ligne" d'un hymne. Celle-ci était reprise en chœur par l'assemblée. Façon de faire qui s'imposait alors en raison du manque d'éducation des fidèles qui ne savaient pas lire. Cette tradition, également appelée "lining out", est encore vivace dans certaines églises baptistes noires du Mississippi et des Carolines ainsi que dans les églises baptistes blanches des Appalaches.

La mélopée lancinante et hypnotique qui en résulte est surprenante et remarquable et nous fait éprouver des émotions d'un autre âge. Les fidèles chantent et répètent les paroles du pasteur sur un rythme très lent, en traînant sur les syllabes. Huebert Crawford, à l'orgue, accompagne le chœur de l'église de Como dirigé par Gracie Edwards qui n'est autre que la belle-fille de Huebert.

Terry Johnson, un chanteur de petite taille aux lunettes rondes se démène, oserais-je dire, comme un beau diable. A l'instar des meilleurs chanteurs de R'n'B, il parcourt l'église en tous sens et offre un spectacle de tout premier ordre. Epuisé, il regagne son siège, comme en extase, en poussant de petits cris perçants.

Le prêcheur invité, Gipton Jones, est originaire du Tennessee et appartient à la Jerusalem Baptist Church. Son sermon débute, comme à l'accoutumée, par des bavardages anodins. Il va même jusqu'à plaisanter avec l'assistance. Mais insensiblement, son sermon prend de l'ampleur, jusqu'à atteindre un crescendo qui subjugue la congrégation. Il tape du pied, empoigne certains fidèles, parcourt l'église de long en large et s'écroule, en nage, sur son siège. L'église entière l'encourage et s'exclame. Il se relève subitement et recommence son sermon jusqu'à épuisement. Il s'éponge un front ruisselant, respire difficilement et ferme longuement les yeux, manifestement satisfait du message qu'il a délivré.

Nous sortons de l'église vers 22 h 30. En hâte, les fidèles rentrent chez eux, happés par la nuit. Dix minutes plus tard, l'endroit est à nouveau désert, comme si rien ne s'était passé. Avons-nous réellement vécu tout ceci ?

De retour à Batesville, au motel Skyline, nous buvons une dernière Samuel Adams avant d'aller dormir. Il est minuit. D'impressionnants roulements de tonnerre perturbent la nuit du Mississippi.

Vendredi 10 août

Une pluie battante s'abat sur Batesville. Le festival de Clarksdale commence aujourd'hui et nous sommes inquiets. De plus, le sentier bétonné qui mène à notre chambre est entièrement inondé. Nous sommes piégés. C'est donc sur la pointe des pieds et sous l'averse que nous portons nos lourdes valises vers la voiture.

Lorsque nous arrivons à Clarksdale, la pluie n'est plus qu'un mauvais souvenir. Nous nous installons rapidement au motel Days Inn et prenons la direction du Sunflower River Blues and Gospel Festival.

La Sunflower River arrose Clarksdale et a donné son nom au festival dont c'est la 14ème édition cette année.

L'ancienne gare de Clarksdale, le nouveau Delta Blues Museum installé dans les entrepôts de la gare ainsi que la scène du festival forment la Blues Alley. Derrière la scène, une voie ferrée et quelques vieux wagons symbolisent la migration des Noirs vers le Nord. A droite, le Ground Zero, un restaurant qui programme des concerts de blues. Morgan Freeman, l'acteur bien connu en est l'un des propriétaires et dirige également un autre restaurant de Clarksdale, le Madidi. A gauche, sur Issaquena Avenue, l'ancien salon de coiffure de Wade Walton, chanteur, guitariste et harmoniciste, décédé en juin 2000 et qui était régulièrement à l'affiche du festival de Clarksdale.

A 14 heures, nous nous rendons au Delta Blues Museum où ont lieu, depuis la veille, une série de conférences ayant pour thème les femmes dans le blues. Nous arrivons à temps pour l'exposé de Steve Cheeseborough. Malheureusement, il illustre sa conférence en chantant et en s'accompagnant à la guitare. De jeunes adolescents noirs essaient d'ailleurs vainement de ne pas éclater de rire.

Une demi-heure plus tard, nous allons déguster des BBQ ribs et une délicieuse salade de pommes de terre. Ici, aucune Samuel Adams en vue. Nous nous contentons donc d'une Budweiser.

A 15 heures a lieu la conférence de Jim O'Neal, (Women in recording), à l'issue de laquelle Robert rencontre James Segrest, auteur d'une biographie de Howlin' Wolf qui paraîtra bientôt et qui a conçu un site internet qui lui est consacré. Panny Mayfield, journaliste et photographe de Clarksdale, nous délivre des cartes de presse qui nous permettront un accès backstage. Les nuages se sont à présent dissipés et le soleil du Mississippi tape dur sur nos crânes plus et moins dégarnis.

A 16 heures, les étudiants du Delta Blues Museum se produisent sur le grand podium extérieur. Ce sont de jeunes enfants et le rare public présent à cette heure, probablement des parents et des amis, les encourage vivement.

Suivent trois autres formations de Clarksdale : Blues Prodigy, Pure Blues Express et Deep Cuts. Sans grand intérêt.

A 18 h 30, nous allons prendre quelques photos de Clarksdale et nous rafraîchir dans la voiture climatisée garée en face du Ground Zero, le club-restaurant de Morgan Freeman.

Frais et dispos, nous écoutons l'excellente prestation du Wesley Jefferson Band qui a diverti la clientèle des juke joints du Mississippi depuis une vingtaine d'années.

Se présente ensuite le groupe norvégien Spoonful of Blues, invité parce que Clarksdale est jumelée avec Notodden. Leur musique, très agressive, sort réellement du contexte du festival.

Robert, lassé par cette dérive, va prendre un peu de repos dans la voiture. Des centaines de libellules volètent dans l'air chaud et humide de la journée qui s'achève. Je rencontre Scott Baretta qui me demande ce que nous avons fait la veille et je lui fais part de notre excellente soirée à la Hunter's chapel. Il se demande également pourquoi le groupe norvégien a été engagé dans ce festival.

Vers 20 h 30, Robert fait surface, juste à temps pour Miss Sweet Brown Sugar, "The First Lady of Beale Street", que nous avons déjà vue à Memphis. A la périphérie de la Blues Alley, nous prenons place dans un petit bar en plein air, The Delta Amusement Café où nous écoutons Terry "Harmonica" Bean.

Le clou de la soirée, Lonnie Shields, de Philadelphie, est accompagné par Sam Carr en personne, le fils de Robert Nighthawk ! Ils nous offrent un concert remarquable. Lonnie se dépense sans compter et projette de véritables gerbes de transpiration autour de lui. Le public, conquis, lui fait une ovation bien méritée.

Vu le programme chargé du lendemain, nous prenons, vers minuit et demi, la direction de notre chambre, au motel Days Inn.

Clarksdale : le Ground Zero (photo GL)
Clarksdale : le Ground Zero (photo GL)

Jim O' Neal au Delta Blues Museum (photo GL)
Jim O' Neal au Delta Blues Museum (photo GL)

Blues Prodigy (photo GL)
Blues Prodigy (photo GL)

La voie ferrée derrière le main stage (photo GL)
La voie ferrée derrière le main stage (photo GL)

La scène principale et la voie ferrée (photo GL)
La scène principale et la voie ferrée (photo GL)

Lonnie Shields (photo RS)
Lonnie Shields (photo RS)

Samedi 11 août

Après un copieux petit déjeuner (œufs, crêpes, jus de fruits,…), nous reprenons la direction de la Blues Alley, sous une petite pluie fine. Aujourd'hui, dans l'ancienne gare de Clarksdale, les concerts de l'acoustic stage ont lieu de 10 h 00 à 14 h 30, suivis par ceux du gospel stage, de 14 h 30 à 17 h 30. Mais, à l'extérieur, sur la scène principale, les concerts de blues reprennent dès 14 heures. Il va donc falloir effectuer des choix !

Les concerts de l'acoustic stage débutent à 10 heures. Pat Thomas, le fils de James "Son" Thomas, présente un excellent concert de country blues. A 10 h 35, Robert Balfour monte sur le podium, élégamment vêtu. Il envoûte la salle bondée de sa musique lancinante. Ensuite, Eddie Cotton, qui a tenu les claviers dans l'église de son père, se montre éblouissant de virtuosité. Pour suivre, Eddie Cusic, qui pratique le blues traditionnel acoustique depuis plus d'un demi siècle, nous montre un aperçu de son savoir-faire.

La pluie tombe doucement. A midi, Arthur Williams monte sur le podium. Excellent harmoniciste originaire du Mississippi, il réside actuellement à St. Louis et a enregistré avec James "Boo Boo" Davis. Vient le tour de Charles "Wsir" Johnson, conteur, musicien et percussionniste. Il demande la participation du public et nous fait revivre plusieurs siècles de musique en une demi-heure (griot, kora, call and response, confiscation des tambours, rythmes sur le corps, avec des cuillères, le bow diddley, la guitare bricolée avec un manche de brosse et une caisse à cigares, la célèbre guitare National et le bottleneck).

John Weston, véritable homme-orchestre, joue en même temps de la guitare, de l'harmonica (adapté sur un rack) et de la grosse caisse à laquelle est fixé un tambourin. Malgré cela, son jeu, tout en finesse, est un véritable régal. John Mohead lui succède. Guitariste blanc très doué, il joue de la slide avec bonheur, mais sa voix n'est définitivement pas à la hauteur de toutes celles que nous venons d'entendre.

Après lui, Super Chikan (James L. Johnson) et ses célèbres imitations de chants de volailles donne un concert en solo. Remarquable !
Othar Turner (94 ans !) et Sharday en route vers le main stage (photo GL)
Othar Turner (94 ans !) et Sharday
en route vers le main stage (photo GL)

A 14 heures, Othar Turner (94 ans) fait une entrée triomphale. Son Rising Star Fife and Drum Band est composé de quatre jeunes percussionnistes : une grosse caisse, deux caisses claires ainsi que sa petite fille de 12 ans, Sharday, qui va déployer ses talents au fifre et au tambour. Selon un rituel qui se répète chaque année, ils sortent de la gare de Clarksdale et emmènent, en musique, les spectateurs qui désirent se rendre au main stage pour assister aux concerts de blues. A 14h40, le Rising Star Fife and Drum Band est en place sur le podium principal. Othar construit lui-même ses fifres (morceaux de canne à sucre évidés et percés de trous) et pratique cet instrument depuis son plus jeune âge et il désire par-dessus tout que son art se perpétue. C'est pourquoi il a initié Sharday.

Il est déjà 15 h 15. Big T. (Terry Williams) and The Family Band se mettent en place. C'est l'orchestre régulier du Ground Zero. C'est Arthneice Jones qui est à l'harmonica ! Othar Turner danse dans la foule. Quelle énergie !

Peu après 16 heures, je rejoins Robert qui est resté à la gare pour assister aux concerts du gospel stage. L'air de la salle est conditionné et est le bienvenu. Pendant que j'assistais, sur la Blues Alley aux concerts d'Othar Turner et de Big T., j'ai malheureusement raté quatre concerts du gospel stage. Mais j'en ai écouté les enregistrements. Celui de Yolanda Troupe-Williams, de Vicksburg qui a chanté en play-back, celui du Rev. Lloyd Johnson & The New traditions qui a présenté un programme de gospel plus contemporain. Le concert de la Myles Family, qui interprètent des spirituals et des gospel songs traditionnels ainsi que leurs propres compositions et enfin, celui de James Williams and The Messengers. J'entre dans la salle au moment où ce dernier groupe termine sa prestation. L'assistance très nombreuse (en grande majorité des Noirs) est emportée par le rythme et la ferveur religieuse est perceptible.

Les Pilgrim Jubilee Singers, de Chicago est le groupe le plus attendu. La qualité exceptionnelle des musiciens fait encore monter la tension d'un cran. Depuis les années 60, ils suscitent l'hystérie dans les salles et les églises. Ce concert n'aura pas démenti leur réputation !

Après tant d'émotions, nous revenons au main stage et écoutons le début du concert de Jimbo Mathus. Le déchaînement de décibels qu'il engendre nous donne envie d'aller nous balader un peu plus loin.

C'est ce qui me donne l'occasion d'assister à un bien curieux spectacle. Un des nombreux barbecues installés sur la Blues Alley prend feu soudainement et de grandes flammes s'élèvent de l'engin. Aussitôt, le commerçant se saisit d'un tuyau d'arrosage et asperge abondamment les viandes. Un grand nuage de fumée s'élève de l'échoppe. D'autres spécialités sont en vente : soul food, po'boys aux huîtres, gâteaux de maïs et gumbo.

A 18 h 30, la chaleur est à son comble. Super Chikan monte sur scène avec son chicantar (guitare formée d'un jerrycan). Le public lui réserve un accueil enthousiaste et danse près de la scène en chantant avec lui. De temps à autre, Super Chikan ponctue son show d'un cri de guerre : "Shoot that thang !". C'est le titre de son nouveau CD paru chez Rooster.

Arthur Williams, assis sur une chaise, nous offre le meilleur de son art. Et le public, qui ne s'y trompe pas, l'applaudit à tout rompre.

Ensuite, vient le tour d'Eddie Cotton qui intervient ici avec une incroyable énergie, combinant blues et soul avec bonheur. C'est, je l'ai dit plus haut, une révélation. Retenez bien son nom. Il est en passe de devenir un tout grand nom du blues.

C'est J. Blackfoot qui clôture le 14ème festival de Clarksdale avec un excellent concert de soul blues et les applaudissements énergiques de la foule et des danseurs témoignent une fois encore de l'excellente qualité de ce festival.

Malgré l'heure tardive et la chaleur humide, nous nous promenons dans Clarksdale, à la recherche d'affiches du festival. Notre quête terminée, nous rentrons au motel. Robert, en montant l'escalier extérieur, laisse échapper une bouteille de Samuel Adams qui explose en arrivant au sol. En voulant la rattraper, il en lâche une seconde. Heureusement, nos affiches n'ont pas souffert. Une puissante odeur de houblon envahit le parking du motel. Deux personnes sortent de leur chambre avec des mines inquiètes : ils ont cru entendre deux coups de feu ! Nous les rassurons.

Il nous reste heureusement deux bouteilles intactes que nous dégustons en téléphonant chez United Airlines pour confirmer notre vol de retour Chicago - Bruxelles. Nos valises sont rapidement bouclées.

Eddie Cusic et Robert Balfour (photo RS)
Eddie Cusic et Robert Balfour (photo RS)

Super Chikan (photo GL)
Super Chikan (photo GL)

Othar Turner (photo GL)
Othar Turner (photo GL)

Terry Williams (photo GL)
Terry Williams (photo GL)

Sam Carr (photo GL)
Sam Carr (photo GL)

La fête bat son plein (photo GL)
La fête bat son plein (photo GL)

Toute une ambiance ! (photo GL)
Toute une ambiance ! (photo GL)

Dimanche 12 août

Peinture murale, Clarksdale (photo GL)
Peinture murale, Clarksdale
(photo GL)

Not far away from home !  :-) (photo GL)
Not far away from home ! :-)
(photo GL)

Shirley Johnson au Blue Chicago (photo GL)
Shirley Johnson au Blue Chicago
(photo GL)

Il est assez pénible de passer un dimanche dans le Mississippi sans se rendre à l'église ! C'est pourtant ce que nous allons faire. Nous préférons ne prendre aucun risque afin de ne pas rater l'avion qui décolle de Chicago, lundi à 11h50. En effet, une panne ou une crevaison pourraient nous retarder.

Un dernier tour au centre de Clarksdale nous permet de prendre quelques photos : l'échoppe fermée et abandonnée de Wade Walton, quelques peintures murales et le crossroads entre la 61e et la 49e route.

Il est 9 heures quand nous prenons la route pour Chicago. Comme à l'aller, nous nous relayons toutes les heures au volant. De cette façon, le voyage paraît plus court et nous ne sommes nullement fatigués. A 14 heures, nous sommes déjà dans le Missouri et mettons le cap vers St. Louis et son arche gigantesque qui s'aperçoit de très loin.

A 20 h 30, nous arrivons à Chicago.

Que faire un dimanche soir à Chicago ? La question ne se pose pas ! Nous nous procurons un exemplaire du Reader et prenons sans tarder la direction du Loop. Nous nous garons à proximité du B.L.U.E.S.

Ce soir, Jimmy Burns est à l'affiche. Originaire du Delta du Mississippi, c'est le frère d'Eddie. Ils viennent d'enregistrer ensemble un CD qui doit paraître prochainement sous le label Blue Suit. C'est un artiste à la voix chaude et au jeu de guitare précis.

Nous quittons le B.L.U.E.S. et prenons la direction de la N. Clark Street pour écouter le dernier set de Johnny B. Moore qui accompagne, cette fois, Shirley Johnson au Blue Chicago. Hiro tient la guitare rythmique et nous nous retrouvons avec plaisir après le set.

Nous nous dirigeons vers O'Hare, l'aéroport de Chicago et, dans le parking de chez Avis, nous nous installons le plus confortablement possible dans la voiture. Dès six heures, les avions décollent à un rythme accéléré. Nous abandonnons le véhicule à 7 heures et le shuttle nous emmène vers l'aéroport. Nous quittons Chicago, comme prévu, à 11 h 50 et arrivons à Washington Dulles à 14 h 40, heure locale (nous devons avancer nos montres d'une heure).

Au lieu de partir à 17 h 50, notre avion à destination de Bruxelles est annoncé à 19 h 15 et ne décollera qu'à 19 h 50. Le temps est assez dégagé, mais nous sommes secoués assez violemment.

C'est sous un soleil radieux que nous débarquons à Bruxelles-Zaventem, des souvenirs plein les yeux et les oreilles.

Georges LEMAIRE, Liège le 20 novembre 2001


texte de Georges Lemaire
photos de Georges Lemaire et Robert Sacré

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