n°35 Tome 2 (Septembre 2001)
Tome II
Spécial |
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(Mississippi John Hurt) Songster du Mississippi |
Né le 8 Mars 1892, à Teoc, Caroll County, Mississippi, USA, John Smith Hurt fait partie d'une famille de dix enfants vivant des maigres revenus de la ferme dont le père est métayer.
Arrivé à Avalon (petit bourg d'une centaine d'âme où John Hurt passa quasiment toute sa vie) en 1902, les rares loisirs y étaient les soirées animées par des musiciens itinérants où des musiciens locaux tels William Henry Carson (musicien que cite John Hurt comme influence, mais dont nous ne savons rien…), les "songsters" au répertoire vaste et hétéroclite: ballades, ragtimes, spirituals, coon songs, reels, airs mexicains ou irlandais, chants de travail, etc. Les songsters étaient de véritables juke-box vivants, à une époque où les disques et la radio n'existaient pas et dans un coin où ils mirent sûrement très longtemps à arriver. C'est à neuf ans qu'il se voit offrir une guitare par sa mère. Alternant le travail sur la ferme familiale, sur les fermes voisines ou les chantiers ferroviaires, John Hurt se forge au fil des années un style de guitare unique, basée sur la technique du finger-picking, reprenant pêle-mêle les différents airs qu'il entend et les adaptant à son instrument et à sa voix. Sa réputation de chanteur et conteur va grandissante dans les environs et il est appelé à animer des fêtes chez les noirs et les blancs, seul ou en groupe. Il pratique aussi ce qu'il appelle les "sérénades": lui et un ami s'installent près d'une maison, à minuit ou plus tard, et jouent de la musique… Parfois ils sont invités à entrer dans la maison pour y continuer la sérénade! Après un premier mariage suivi d'un divorce, John Hurt se marie en 1927 avec Jessie, qui restera sa compagne aimée jusqu'à la fin de ses jours et lui donna 14 enfants. A partir de 1923, son voisin Willie Narmour, un violoniste blanc, fait souvent appel à lui pour remplacer son partenaire habituel, le guitariste Shell Smith, pour animer des "Square Dance". John Hurt abandonne dans ces cas là sa technique finger-picking pour assurer la rythmique et s'adapter au style hillbilly (country-music).. |
En 1928, Willie Narmour remporta un concours de violon et Tommy Rockwell (des disques Okeh), venant le chercher pour l'enregistrer lui demanda si il ne connaissait pas d'autres bons musiciens de "vieille musique"… Le violoniste lui indiqua John Hurt et, après une courte audition, Tommy Rockwell fut enthousiasmé et emmena celui-ci à Memphis pour enregistrer.
Le 14 Février 1928, John Hurt enregistra huit titres, dont deux sortirent en 78 Tours (les six autres n'ont jamais été retrouvés…). C'est à cette occasion que John Smith Hurt devint, à son insu, Mississippi John Hurt!
Le disque, distribué dans le circuit des Race Records (disques bons marchés à destination des noirs-américains) ne remporta aucun succès… mais Rockwell était persuadé que sa "découverte" pouvait faire vendre des disques, alors il le fit venir à New-York ce coup-ci, pour deux nouvelles séances d'enregistrement où John Hurt enregistra quatre titres le 21 Décembre 1928 puis huit autres le 28 Décembre 1928 (un de ces enregistrement a également disparu) . John Hurt fut bien sûr époustouflé par le studio d'enregistrement et la "grande ville", mais il n'eût qu'une hâte: retourner à Avalon, retrouver sa terre et sa femme Jessie. |
le CD reprenant les sessions de 1928 |
Les 78 tours de Mississippi John Hurt enregistrés à New York n'eurent pas plus de succès que le premier… il ne s'en vendit que quelques centaines d'exemplaires.
Pourquoi? Sans doutes parce que déjà, en 1929, les chansons qu'interprète John Hurt sont "démodées"… Le public noir-américain demande de la nouveauté, du blues tel que celui de Lonnie Johnson, ou Tommy Johnson, Blind Boy Fuller, Big Bill Broonzy, Tampa Red, Leroy Carr, … or Mississippi John Hurt représente déjà un style ancien (même si il avait encore un public)… Peut-être qu'avec le temps le succès serait venu, mais la crise de Septembre 1929 vit s'écrouler le marché du disque, et en premier lieu celui des Race Records, le public noir (le plus pauvre) étant le premier touché par la récession. Il est même quasiment certain que, sans la crise, John Hurt aurait continué sa carrière discographique, car on sait que le titre "Richland Woman Blues" enregistré en 1963 avait en fait été appris par John Hurt en 1929, à la demande de William Meyers qui devait l'enregistrer sur son propre label… Il est probable que ce titre (au thème et à la musique bien éloigné du blues!) soit une composition de William Meyers, et que le projet capota en raison de la crise. La carrière discographique de John Hurt à peine amorcée stoppa nette, mais ça ne l'affecta pas plus que ça et il continua à sa vie de paysan et père de famille, tout en continuant à être le songster attitré de la région d' Avalon, Carollton et Greenwood, sans doute auréolé d'avoir enregistré des disques à New York. |
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Taj Mahal et Mississippi John Hurt |
En 1963, soit 35 ans après les sessions de 1928 et alors que tout le monde croyait mort le songster, deux jeunes passionnés (Tom Hawskins et Mike Stewart), écoutèrent attentivement "Avalon Blues" où John Hurt chante les bienfaits de son village ("Avalon my home town, always on my mind, Pretty mama's in Avalon, want me there all the time") et découvrirent sur un vieil atlas de 1878 un minuscule point nommé Avalon, quelque part entre Greenwood et Grenada. C'est là que, suffoqués, ils retrouvèrent John Hurt en train de cultiver son lopin de terre! Leur bonheur fut total quand ils apprirent qu'il n'avait jamais cessé de jouer de la guitare, et John Hurt ne crut pas un mot de ce qu'ils disaient quand ils lui racontèrent que ses enregistrements de 1928 remportaient un énorme succès et qu'il était l'idole de toute une bande de yankees!
La vie de John Hurt n'avait quasiment pas changé depuis 35 ans, mais ce n'est pas lui qui avait disparu, ce sont les autres qui l'avaient oublié… C'est ainsi que quelques jours plus tard, Mississippi John Hurt se retrouva en train de jouer de la guitare dans les clubs folks de Washington et que Tom Hoskins enregistra 39 chansons de John Hurt pour son label créé pour l'occasion (Piedmont). La nouvelle se répandit dans les médias: on avait retrouvé Mississippi John Hurt !!! Il donna son premier grand concert à 69 ans, en Juillet 1963, au Newport Folk Festival. Le succès vint aussitôt et un mois plus tard il triomphait au Philadelphia Folk Festival. Il devint rapidement un héros "culturel", la coqueluche des festivals folks, le grand-père de tous les apprentis guitaristes qui buvaient ses paroles et s'imprégnaient de son jeu de guitare! |
Après la fameuse séance d'enregistrement en Mars 1963 puis le festival de Philadelphia, Mississippi John Hurt continua pendant trois ans à enregistrer de nombreux disques et à se produire devant un public de blancs qui l'adulaient. Parmi ces jeunes fans, on trouve des musiciens tels que Taj Mahal, Bob Dylan, Rory Block, Stefan Grossman .
Non seulement ils trouvèrent un guitariste et chanteur hors pair qui n'avait jamais cessé de perpétuer la tradition des songsters du début du siècle, mais en plus ils découvraient un homme à la sagesse et à la philosophie toute pleine de bon sens terrien, de gentillesse et d'humour. Les anecdotes sur cette époque sont légions et montrent l'étonnement des jeunes blancs face au patriarche noir, autant que celui du petit paysan d'Avalon face aux intellectuels de la Côte Est des Etats-Unis… Les revenus de ses disques et concerts, ainsi que son contrat de résidant de l' Ontario Place Coffehouse lui permirent de s'acheter une maison à Grenada (près d' Avalon, bien sûr) et il quitta New York pour s'y installer. Après un dernier voyage à New York pour une séance qui lui fut assez pénible (les gens se battaient presque dans le studio pour contrôler l'enregistrement…), il y mourut dans son lit, le 2 Novembre 1966. Influence directe ou indirecte, Mississippi John Hurt a marqué le mouvement folk et blues des années 60 et il est encore souvent cité comme référence par des musiciens ne l'ayant jamais connu. Pourtant il n'a jamais vraiment fait d'émules revendiquant son style à 100%… son influence est pourtant énorme, sous-jacente ou plus évidente. |
date: 28 Août 2001 de: Uncle Lee <stagolee@club-internet.fr> Evènement à Greenwood! Un disque hommage à Mississippi John Hurt est chez les disquaires en ce mois de Septembre 2001! Nous, greenwoodiens, n'avons jamais oublié celui qu'on voyait si souvent déambuler dans les rues de notre ville, quand il venait d'Avalon pour quelques achats, ou mieux pour animer une fête avec sa guitare et sa voix si particulière… Mais il faut bien avouer que John Hurt semblait de plus en plus oublié, en dehors du cercle des amateurs (toujours vivaces!) du country-blues. Quinze artistes venus du blues, de la country et du rock ont souhaité participer à cette initiative de Peter Case et des disques Vanguard, revisitant chacun à leur manière une partie du répertoire de John Hurt. Il y a ceux qui ont préféré jouer en solo, "à la manière de", et ceux qui ont opté pour une interprétation en groupe. Le résultat en est un disque varié, avec des hauts et des bas selon les goûts de chacun, mais qui en tous les cas rend un bel hommage à Mississippi John Hurt. Mon coup de cœur va directement sur le Sliding Delta de Ben Harper qui réussit l'exploit de jouer et chanter dans le plus pur esprit de celui qu'il considère visiblement comme son maître: "si ce n'était pas pour John Hurt, je ne ferais pas de musique du tout"… Carrément! Oui, Ben Harper n'a pas fini de nous étonner, et à ceux qui se demandent quel est l'intérêt de jouer et chanter comme un autre musicien, je répondrai qu'il y a une différence essentielle: dans un cas c'est John Hurt, dans l'autre c'est Ben Harper ;-) Franchement, à part les réserves (personnelles) sur 3 titres, tout le reste (12 titres) est à classer dans le bon à très bon! Vouloir dire si c'est mieux ou moins bien que les enregistrements originaux serait particulièrement ridicule et sans intérêt, et l'écoute des dits originaux et de celle de ce disque n'est pas incompatible (et vice versa) et même conseillée! Il faut prendre ce disque pour ce qu'il est: un hommage à Mississippi John Hurt, un des plus grands country-bluesman qui a tant influencé le folk et le blues. Pour le volume 2 de ce tribute, que Vangard n'hésite pas à lire La Gazette de Greenwood, on a d'autres noms à suggérer (par exemple: Guy Davis, Corey Harris, Keith B Brown, Magic Buck, Roland Malines, Claude Bourbon, Giroux & Mahjun, Keb Mo, Eric Bibb, Rag Mama Rag, Lance & Donna, et bien d'autres)! Le country-blues is alive, il faut que ça se sache! |
de: Christophe Oliveres <christophe.oliveres@wanadoo.fr> L'idée d'un disque hommage à Mississippi John Hurt est excellente, même si la réalisation d'un tel projet ne doit pas être des plus simples. Les titres de ce musicien de Country Blues lui ressemblent tellement qu'il semble délicat d'oser se les approprier. Toujours est il que la sorti de "Avalon Blues : A Tribute To Mississippi John Hurt" est un événement important pour tous les fans de cet enfant du Delta à la voix si particulière ; l'occasion de se plonger une nouvelle fois dans l'univers secret d'un des musiciens les plus influents de la guitare picking. Les diverses interprétations proposées ici sont relativement fidèles à l'esprit originale . Même si beaucoup ont choisi d'ajouter au duo chant/guitare des orchestrations plus fournies, c'est tout de même une ambiance acoustique qui règne en maître tout au long de l'album. Une telle diversité d'artiste ne peut pas faire l'unanimité auprès du public mais il est certain que chacun trouvera son bonheur à l'écoute de cet album. En ce qui me concerne, j'ai un gros faible pour les versions de Ben Harper et Bill Morrissey. Je pense sincèrement que ce tribute mérite d'être écouter quitte à selectionner soigneusement les pistes qui ne nous intéressent que moyennement. |
Réf CD: Avalon Blues, a Tribute to the Music of Mississippi John Hurt, 2001, Vanguard Records, VCD 79582-2
Sur les vingt enregistrements historiques réalisés par Mississippi John
Hurt, treize ont été réédités sur CD, y compris Big Leg Blues qui ne fut
jamais publié en 78 tours.
On peut les écouter dans l'ordre chronologique sur Document ( The
Greatest Songsters, DOCD 5003, qui comporte également l'oeuvre intégrale
du chanteur Richard "Rabbit" Brown, et celle de l'auteur méconnu de
"Rollin' And Tumblin", Hambone Willie Newbern. )
Une autre réédition particulièrement recommandable est évidemment celle
de Yazoo ( The 1928 sessions, Yazoo 1065 ) qui offre une qualité de son
incomparable.
NOBODY'S DIRTY BUSINESS est certainement plus conventionnel dans le répertoire "ragtime" tel que le définit Stefan Grossman, mais il s'agit bel et bien d'une trouvaille mélodique. Il est impossible de savoir qui est effectivement l'auteur de ce morceau enregistré la même année par Frank Stokes, l'un des plus brillants "songsters" de Memphis. Peut-être s'agit-il de l'adaptation locale d'un thème encore plus ancien, dont une version instrumentale jouée par Fats Waller en 1923 attribue paroles et musique à Porter Grainger.
AIN'T NO TELLIN' reprend la mélodie de "Make Me A Pallet On The Floor", très populaire dans le Delta, dont Willie Brown et William Harris donneront leur propre version en tentant de respecter le "pont" harmonique. Là encore, il s'agit d'un thème dont l'origine ne peut être déterminée avec certitude, et qui relevait déjà du domaine public lorsque Sidney Bechet l'a joué ( et chanté! ) en 1940. Signalons qu'on le retrouve de façon fragmentaire dans un medley intitulé Bob McKinney, chanté par le grand Henry Thomas "Ragtime Texas" en 1927.
LOUIS COLLINS, autre mélodie en Do d'inspiration ragtime, repose sur trois accords. On y retrouve l'étonnante aisance de John Hurt dans le style de basses alternées qu'il partage avec Frank Stokes, et la voix semi-confidentielle qui le démarque de tous les chanteurs populaires de cette époque. A noter que tout comme Robert Wilkins dans Police Sergeant Blues, Hurt suit la mélodie en déplaçant en bloc l'inconfortable position de Do majeur qui sert de support à son accompagnement. Le texte a de nouveau pour sujet un décès violent, et on y trouve des fragments entiers de la ballade Duncan and Brady chantée par Leadbelly - en particulier le couplet final évoquant le rouge comme couleur de deuil, allusion réitérée dans Ella Speed.
AVALON BLUES est certainement la création la plus personnelle de John Hurt,
authentiquement blues non seulement par sa structure, mais surtout du fait
que l'utilisation de la première personne n'est plus un artifice. On pense à la
manière dont Lightnin' Hopkins évoquera le thème de la séparation en
s'adressant au public européen en 1964 : "See, I've been gone from my wife
two weeks and that made me have the blues..."
La partie instrumentale est remarquable, et comporte - phénomène assez rare
chez les interprètes de cette époque - un break qui se démarque très nettement
de d'accompagnement. On retrouvera une formule identique en 1938 avec une
pièce exceptionnelle de Bo Carter intitulée "Old Devil" : un "riff" construit sur
l'arpège de l'accord de Mi et prenant comme point de départ une appogiature
sur la troisième corde, un passage en La qui place la main gauche au niveau de
la cinquième frette mais exploite à l'unisson la première corde jouée à vide, et un
glissement final du Si7 vers une position ambiguë qui suggère à la fois le retour
à l'accord de tonique et un La9 incomplet, ce dernier procédé étant on ne peut
plus classique dans le blues rural d'avant-guerre.
BIG LEG BLUES est mélodiquement semblable à Make Me A Pallet, mais ne comporte pas de pont, et obéit à une structure simplifiée de douze mesures. Chose curieuse, certains vers sont interrompus, prolongés par la seule guitare tout comme dans l'archaïque Kentucky Blues de George "Big Boy" Owens (1926). Le début de ce texte improvisé, qui mêle divers couplets sans réel fil conducteur, relève d'un humour lui aussi traditionnel, comme l'attestent l'autobiographie de Big Bill Broonzy ( commentaires sur Kind Hearted Woman ) et l'adresse tonitruante de Walter Furry Lewis au beau milieu de son Furry's Blues : "Big leg lady, kick your big leg off of me!" qui déclencha le rire du public de Memphis en 1968.
STACK O'LEE BLUES, également enregistré par Furry Lewis un an auparavant, est une autre ballade fondée sur des événements réels. Le thème du hors-la-loi impitoyable se rattache davantage à la tradition "old-time" qu'au répertoire du blues ( Railroad Bill, Jesse James... ), et le texte de John Hurt est assez proche de la version plus ancienne de Frankie Hutchison (1926), chanteur blanc de Appalaches. Cependant son arrangement est calqué sur une interprétation de 1927, Original Stack O'Lee Blues par le duo de Papa Harvey Hull & Long Cleve Reed, vraisemblablement originaires du nord du Mississippi, dont le répertoire et le style étaient très proches de ceux de John Hurt
CANDY MAN BLUES ne ressemble guère à la lancinante ritournelle en Sol que l'on connaît aujourd'hui par les interprétations de Gary Davis, Bob Dylan ou Dave Van Ronk. Mais si on n'y trouve pas le même type de syncopes, l'origine est probablement identique : on peut pour s'en convaincre rapprocher ce morceau à la virtuosité très heurtée du "Hot Dogs" de Blind Lemon Jefferson (1927) ou plus près de nous de certains "rags" instrumentaux (A Rag) de Mance Lipscomb. C'est probablement à partir de la difficile technique de basses "roulées" ( ou doublées ) utilisée ici que Stefan Grossman a été tenté d'établir une relation avec les styles de la côte Est illustrés par Blind Blake, Carl Martin ou Blind Boy Fuller... mais ces derniers n'en avaient pas l'exclusivité, et John Hurt utilise davantage le procédé comme un ornement que comme une véritable formule d'accompagnement. Au reste, si on oublie un instant la brillante prestation instrumentale, on est frappé par la retenue avec laquelle Hurt traite ici un thème délibérément sexuel, glorifiant en termes à peine déguisés ( mais ô combien gourmands ) les vertus du membre masculin!
GOT THE BLUES CAN'T BE SATISFIED a pour sujet un meutre commis
par jalousie, et pourtant il s'agit davantage d'un blues que d'une ballade : le récit
mené à la première personne, assorti de commentaires sur les états d'âme
successifs du mari qui surprend les amants dans son propre lit, repose presque
uniquement sur des allusions ou des expressions imagées ( "caught her shakin'
that thing", "cut that joker so long deep and wide"... )
Il s'agit très certainement d'un texte original, mais l'argument et le mode de
narration présentent de nombreux points communs avec "Freddie" de Mance
Lipscomb. Sur le plan instrumental, on constate une nouvelle fois que John
Hurt ne s'attache pas à maintenir à toute force l'alternance des basses et
sait privilégier la mélodie lorsque l'interprétation l'exige.
BLUES HARVEST BLUES est une pièce étrange, un de ses rares blue en Mi, aussi personnel mais plus intimiste qu'Avalon Blues, dans lequel il adopte une technique de main droite inhabituelle. Utilisant à nouveau les basses roulées, il plaque un accord de trois notes à la manière de Garfield Akers ( Cottonfield Blues ), produisant un accompagnement d'une grande sobriété qui le démarque une fois encore des autre chanteurs du Mississippi.
SPIKE DRIVER BLUES appartient à une des deux branches de la tragique ballade de John Henry, qui comporte de nombreuses variantes sur le thème "I'm Gonna Die With That Hammer In My Hand". L'argument développé dans cette version poignante se rattache davantage à la tradition de révolte illustrée par "Nine Pound Hammer" de Merle Travis, ou par de nombreuses chansons de cow-boys ( Diamond Joe, Buffalo Skinners, Wakin' Up Holler... ) qu'à celle du blues : le refus de l'exploitation est totalement explicite. Mais l'émotion qui s'en dégage résulte avant tout du timbre de la voix, et de l'énonciation syncopée qui s'insère dans une formule d'accompagnement maintes fois imitée, jamais égalée.
BLESSED BE THE NAME et PRAYING ON THE OLD CAMP GROUND sont deux chants religieux arrangés par John Hurt, ce qui ne constituait pas en soi une démarche originale : nombre de chanteurs de blues ont, quelquefois sous un pseudonyme, intégré des mélodies sacrées à leur répertoire en leur imprimant leur propre marque stylistique ( Jefferson, Patton, Skip James... ) L'accompagnement est différent de celui de ses chants profanes en ce qu'il suit la mélodie à l'aide d'accords pleins, évitant le plus possible les arpèges tout en conservant un jeu polyphonique, à la manière de l'obscur Lonnie McIntosh, chanteur religieux qui enregistra lui aussi en 1928.
Parmi le morceaux qui n'ont jamais été retrouvés figuraient MONDAY MORNING BLUES, révélé au public dans les années soixante après la redécouverte de John Hurt, CASEY JONES, ballade célébrant le valeureux conducteur de locomotives victime de son obstination, et SLIDIN' DELTA, pièce légendaire interprétée entre autres par Tommy Johnson. Deux autres titres inédits, SHIVERLIE RED BLUES et WINDOW LIGHT BLUES, n'évoquent a priori aucun thème connu.
ref CD:
Mississippi John Hurt, 1928 sessions, CD Yazoo 1065
ou Mississippi John Hurt ,Avalon Blues; The Complete 1928 Okeh Recordings, Columbia Legacy 64986
N'ayant presque jamais bougé d'Avalon (Mississippi), John Hurt n'a pas puisé son répertoire ailleurs que près de chez lui. Il se l'est construit à partir des chansons qu'il pouvait entendre près d'Avalon : musiciens itinérants (medicine shows), songsters locaux (il cite un certain William Henry Carson), jug bands, chants de travail ou de fêtes, gospel, airs traditionnels, etc. Ses influences semblent en majeure partie s'être arrêtées à la musique du début du 20ème siècle et on ne trouve pas de traces de styles musicaux qui se développèrent avec l'arrivée du disque et de la radio.
Avalon était un minuscule bourg qui connut son apogée à la fin du 19ème siècle, quand l'activité des chantiers ferroviaires y était relativement importante. Ayant compté quelques centaines d'habitants, la population d'Avalon déclina rapidement et en 1963, quand Tom Hawskins retrouva John Hurt, le village rayé des cartes (Hawskins n'en trouva trace que sur un atlas de 1878) ne comptait plus qu'un magasin, une maison et quelques fermes… John Hurt avait continué à avoir une vie simple et terrienne, dans un village où le temps s'était en quelque sorte figé. Il n'a jamais eu de voiture et n'a eu l'électricité qu'à la fin des années cinquante.
Avec Mississippi John Hurt, c'est la musique du début du 20ème siècle qui nous a été transmise presque intacte, juste modifiée par le style même de John Hurt. Mais quel style !
de Patrice Champarou:
Pour moi, le style de Mississippi John Hurt se rattache clairement à un courant largement représenté aux alentours de Memphis, et révélé par le disque entre 1928 et 1930. Il n'a évidemment rien de commun avec les chanteurs du Delta ou de la région de Jackson, mais son jeu rappelle étrangement plusieurs songsters proches de Hernando, ville située au nord du Mississippi qui a donné naissance à une sacrée brochette de musiciens ( Jim Jackson, Garfield Akers, Joe Calicott, Robert Wilkins... et surtout Frank Stokes ) qui se produisaient tous dans Beale Street. Je sais que John Hurt n'a jamais envisagé de faire un carrière professionnelle, et peut-être ne les a-t-il jamais rencontrés, mais son jeu en basses alternées est très proche de celui de Stokes ( comparer leurs versions respectives de "Nobody's Business" enregistrés la même année ) ses thèmes souvent semblables à ceux d'autres "Memphisoniens" célèbres comme Furry Lewis ou Gus Cannon, ses lignes mélodiques peu différentes de celles de Wilkins... Et encore une fois, le répertoire des "songsters" a eu sa place jusqu'en 29, on continuait d'enregistrer Stokes, Henry Thomas et quelques autres, les jug bands de Gus Cannon et Will Shade étaient à leur apogée ( c'est d'ailleurs dans ce contexte que se sont fait connaître des petits jeunes de Brownsville dont Sleepy John et Hammie Nixon, qui ouvraient eux-mêmes la voie à un certain Sonny Boy, mais c'est une autre histoire... ;) |
John Hurt interprète des titres qui peuvent être classés dans le spiritual, les ballades, le ragtime… et le blues. La frontière entre blues et "pas blues" n'est pas aussi tranchée que certains aimeraient le dire: "parce qu'il a tendance à appliquer sa technique de picking à tout ce qu'il joue, la sonorité de blues tels que Big Leg Blues ne diffère pas beaucoup de ragtimes tels que Stack O Lee" (Stefan Grossman).
Bien qu'Avalon soit situé dans le Delta du Mississippi qui à la même époque donnait naissance au Delta Blues, il n'y a aucune trace dans la musique de John Hurt de ce style de Blues. Pourtant, il est difficile de croire que John Hurt n'en ait jamais entendu, ne serait-ce qu'à l'occasion du passage à Avalon d'un des hoboes du blues qui sillonnaient le Mississippi [d'ailleurs, la Gazette de Greenwood pose toujours la question : John Hurt a-t-il croisé un jour Robert Johnson à Greenwood ? ;-) ].
De même, on sait qu'il a rencontré lors de ses sessions d'enregistrement de 1928 un faux Lonnie Johnson à Memphis et le vrai Lonnie Johnson à New-York. Pendant une semaine, il a même joué avec ce dernier, mais visiblement ça n'a pas influencé sa musique...
En fait, par goût et parce qu'il avait toujours un public pour son répertoire, John Hurt devait être profondément attaché à ses chansons et ne devait pas être attiré par de nouveaux styles.
Quant au blues de la côte Est (le Piedmont Blues), souvent rapproché de son style, il en est en fait assez éloigné (dans les mélodies et les thèmes) et il est certain que John Hurt n'a pas été influencé par lui. Le rapprochement entre les deux styles vient de la technique "finger-picking" utilisée avec dextérité : le pouce de la main droite frappe les basses sur chaque temps et la mélodie est jouée dans les aiguës avec les autres doigts. Cette technique a sans doute été développée pour imiter le piano : le pouce du guitariste tient le rôle de la main gauche du pianiste pour la rythmique sur les basses et deux ou trois doigts celui de la main droite pour la mélodie. Le picking a été développé dans un style très élaboré sur la Côte Est (Blind Blake, Gary Davis) mais ce n'est pas une exclusivité de cette région puisqu'on le retrouve à la même époque voire antérieurement au Texas et au Mississippi.
Autre fait remarquable dans la musique de Mississippi John Hurt: ce ne sont pas des chansons à danser, mais plutôt à écouter… Il est impensable d'imaginer un groupe de personnes forcément bruyant en train de danser avec pour seule musique la guitare de John Hurt et sa voix douce et tranquille. Les chansons qu'il nous a transmises sont adaptées à un public d'auditeurs attentifs, appréciant son jeu de guitare, son chant et les textes de ses chansons (histoires drôles, tristes, violentes, grivoises ou religieuses, etc).
En résumé, Mississippi John Hurt est avant tout un "songster": chanteur, conteur et musicien. Son répertoire est hétéroclite et vaste, puisant dans les chansons qui ont devancé et influencé le blues plus moderne.
Mississippi John Hurt est l'héritier de cette tradition de chanteurs-musiciens qui animaient les soirées des communautés rurales blanches et noires au début de ce siècle. Il est à la frontière entre les "old songs" et le blues: il est un country-bluesman.
Son style de picking, sa technique de jeu de la main droite (basses alternées avec le pouce, mélodie dans les aiguës avec deux doigts), il l'a souvent répété: il se l'est forgé tout seul, à force de chercher à reproduire sur sa guitare ce qu'il avait dans la tête. "I just make it sound like I think it ought to"… "je fais juste sonner (les cordes de la guitare) comme je pense qu'elles doivent le faire" … Voilà l'explication que donnait John Hurt sur sa technique !
Stefan Grossman, qui a étudié la guitare avec John Hurt et en a disséqué la technique explique:
"Pour un néophyte, le jeu de guitarte de John Hurt paraît vraiment simple. Il joue comme sur un piano, avec des aiguës par dessus des basses qui font "boom-chick boom-chick"... Mais quand vous disséquez sa musique, chacun de ses arrangements a quelque chose d'unique: il va arrêter les basses, ou bien les basses ne sont pas où vous les attendez. Il a un doigté inhabituel. Il a joué plusieurs versions de ses chansons, et à chaque fois il y a des petites variantes."
De sa main droite, il utilise trois doigts pour jouer. Son petit doigt et son annulaire reposent sur la guitare pendant que les autres jouent. L'élément le plus important du jeu de John Hurt est la façon dont il frappe les basses de son pouce (sans onglet, et toujours en basses alternées). Sur le premier temps le pouce frappe la corde de basse avec retenue (boom), mais sur le second temps il frappe la corde de basse alternée suffisamment fort pour faire vibrer les autres cordes (chick!). C'est fondamental dans son style: "tout le son de Mississippi John Hurt est dans son pouce de la main droite!" (Stefan Grossman).
Bien sûr, Grossman exagère, car les aiguës ont toute leur importance! Elles tissent une mélodie élaborée sur laquelle vient se greffer le chant. Hurt les joue avec la pulpe de son index et de son majeur. La main gauche plaque des accords simples, la plupart du temps en Majeur avec quelques rares Mineurs ou Septièmes, et très rarement en open-tuning (Frankie est joué en open de Sol). Les rares morceaux joués en slide (avec un canif) ne ressemblent en rien à du Delta Blues, mais bien plus à du Hurt Blues!
La structure des morceaux est variable: un vrai blues comme "Monday Morning Blues" comporte treize mesures, "CC Rider" en comporte quinze et demie! Il faut dire que John Hurt n'a dû apprendre qu'en 1963 qu'un blues "devait" se jouer en douze mesures!
Recenser les reprises de titres de Mississippi John Hurt... c'est la mission que s'est donné Christophe Oliveres!
L'exercice est plus dur que pour Robert Johnson , car des chansons ayant les mêmes titres n'ont aucun rapport avec les versions de John Hurt, et les versions de celui-ci sont parfois créditées à Mr Trad...
Alors si vous avez des références qui ne sont pas citées dans le tableau de Christophe, n'hésitez pas à nous donner le ou les titres.
l'adresse de cette page internet est perso.wanadoo.fr/reprisesmjh/
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