Et la France découvrit le blues :
1917 à 1962
Paris, 1900, Exposition Universelle, pavillon américain : sous la baguette de John Philip Sousa, les cuivres du brass band entonnent un air au rythme syncopé, étranger aux oreilles des Français de l’époque. S’il y avait déjà eu des musiques américaines en Angleterre (les Fisk Jubilee Singers, groupe de negro-spiritual qui se produisit à Liverpool en 1873), ce Cakewalk que joua l’orchestre est sans doute le premier du genre à résonner en France. Le succès fut immédiat.
Que ce soit un orchestre militaire composé de blancs qui ait introduit la première musique syncopée en France peut étonner si on ne connaît pas les incessants échanges musicaux qui existaient à cette époque entre les différentes communautés américaines. Le cakewalk, danse créée par les esclaves des plantations (le meilleur danseur étant récompensé par une part de gâteau…), fut donc repris par les minstrels shows blancs et noirs, puis par les orchestres de marches militaires qui intégrèrent le rythme si particulier des danses « éthiopiennes » (par ce mot, on entendait à l’époque « rythmes africains »). C’est pourquoi les pom-poms girls américaines qui défilent avec une fanfare semblent si gracieuses par rapport à nos majorettes du 14 juillet, au pas éléphantesque...
Mais l’aboutissement du cakewalk fut la naissance du ragtime (premier ragtime publié en 1897), musique noire-américaine écrite et structurée qui devançait et allait tant influencer le blues et le jazz. Le ragtime fut à son tour « rejoué » par les orchestres blancs et arriva donc rapidement en Europe. Le succès fut immédiat, et on vit même des compositeurs français se lancer dans ce style : Claude Debussy (le Petit Nègre qui devait aboutir à Golliwog’s Cake-Walk en 1908), Erik Satie (Le Piccadilly, 1904). Le Ragtime remporta vite un succès colossal dans les cabarets, et en 1920, on pouvait entendre Mistinguett (chanteuse de music-hall classée dans les hystériques : « A cause de toi, la Miss, la moitié des autruches d’Australie se promènent le cul à l’air ») chanter Cak-Walk-Irie :
CAK - WALK - IRIE Chansonnette |
Oui mais le blues dans tout ça? Et bien, autant il est impossible de dater précisément la naissance du blues aux USA, autant il est difficile de savoir quand il est arrivé en France. Très probablement, le premier blues interprété en France le fut par un soldat noir-américain débarqué avec l’armée américaine, pendant la première guerre mondiale.
Parmi le contingent U.S., il y avait de nombreux orchestres, dont le fameux « 369th Regiment Band », composé exclusivement de noirs-américains et dirigé par James Reese Europe, chef d’orchestre alors très célèbre à Broadway. En 1919, cet orchestre traversa la France en mettant le feu (c’est une image) partout où il passait, en interprétant différents airs « américains », notamment des ragtimes de John Philip Sousa mais aussi le Memphis Blues de W.C. Handy! Tout particulièrement sur ce titre, les spectateurs, civils et militaires confondus, et même les prisonniers allemands, ne pouvaient s’empêcher de taper du pied et de s’agiter en rythme. Et pour la première fois, c’était sur un rythme syncopé. Le sergent Noble Sissle (pianiste qui tenait le rôle de percussionniste dans l’orchestre de Jim Europe) raconte même que, dans un petit village, alors qu’ils interprétaient The Army Blues (qui était en fait un ragtime), il vit une dame âgée de 60 ans se mettre à effectuer une danse qui ressemblait à Walking The Dog. Nous imaginons assez bien l’ambiance de fête qui devait régner !
Ces anecdotes sont le témoignage de l’entrée fracassante de la musique noire-américaine en France, même si l’effet en resta limité aux témoins directs de ces concerts.
Outre ces événements officiels, on peut facilement imaginer que, dans d’autres circonstances, des accords de blues ont résonné sur des guitares, des banjos ou des harmonicas, joués par des noirs-américains soudain loin de chez eux…
On sait ainsi qu’en 1917, Henry Stuckey (1), alors âgé de 18 ans, fut mobilisé en France en tant qu’infirmier dans un hôpital de campagne. C’est là qu’il apprit, de deux soldats blessés, un jeu de guitare très particulier. Stuckey, interviewé par Gayle Dean Wardlow, a affirmé que ces deux guitaristes étaient deux français, un antillais et un gitan, qui jouaient en accord de Mi ouvert… Il adapta les paroles de quelques morceaux et, de retour chez lui cela donna, par exemple ,les titres Hard Time Killing Floor et Devil Got My Woman attribués à Skip James! Henry Stuckey a probablement exagéré l’histoire (les bluesmen de l’époque avaient une certaine tendance à enjoliver les choses), mais il y a certainement une part de vérité dans ce qu’il a raconté. Loin de vouloir dire que le Bentonia Style est né en France, cela confirme simplement que le blues a toujours su puiser son inspiration aux diverses sources qui se présentaient. Ici, Stuckey s’est probablement inspiré d’un style particulier, tout comme plus tard BB Kingparlera de Django Reinhardt comme influence majeure.
En tout cas, cette histoire nous prouve qu’on peut sérieusement avancer qu’en 1917, des bluesmen étaient présents en France et que, même si nous n’en avons évidemment aucune preuve enregistrée, le Blues s’est fait entendre sur le vieux continent.
Mais aussi fort qu’ait été l’impact de cette musique sur les auditeurs directs de ces big bands ou bluesmen isolés, ce n’était que les prémices de la longue histoire de l’arrivée du blues en France…
C’est cette histoire que nous propose Philippe Sauret avec « Et la France découvrit le blues : 1917 à 1962 »
Non, le blues n’a pas attendu Steve Ray Vaughan ou le British Blues Boom des années 60 pour apparaître en France, et c’est ce qu’a étudié Philippe Sauret en 1997, pour son mémoire de Maîtrise en Histoire.
Récit passionnant et détaillé, mettant à mal bien des idées reçues et nous apprenant des choses étonnantes. (Saviez-vous que le 32-22 Blues de Robert Johnson, enregistré en 1936, avait été chroniqué dans un journal français en 1937 ?!). L’histoire du blues en France est intimement liée à celle du jazz, et il a fallu tout un travail de recherche historique pour extraire ce qui nous intéresse ici.
La Gazette de Greenwood remercie Philippe Sauret (aka Zyde Phil) pour ce travail, et pour sa gentillesse de nous autoriser à la publier afin de partager cette tranche d’histoire qui, si elle n’a pas de raison de modifier notre intérêt pour le Blues, nous permet d’en savoir un peu plus sur cette musique et sur l’attrait qu’elle a toujours suscité, même loin du Mississippi.
Uncle Lee
Sources de la préface :
(1) Henry Stuckey: Né le 11 avril 1897 à Bentonia (Mississippi), Henry Stuckey a commencé la guitare en autodidacte à l'âge de 8 ans. A 11 ans, il jouait déjà dans des Juke Houses. On le voit jouer à Bentonia jusqu'en 1917, année où il sert dans l'US Army et part en France comme aide dans un hôpital militaire.
De retour aux Etats-Unis, il reprend son activité de musicien et rencontre un jeune guitariste du nom de Skip James avec lequel il forme un duo et dont il devient le mentor. Bien que le débat fasse rage (voir LGDG n°41), il est probable que Skip James, tout comme Jack Owens, doive énormément à Henry Stuckey pour le Bentonia Style qui fit sa popularité lors de sa redécouverte dans les années 60. Ce serait en France, durant la première guerre mondiale, qu'en jouant de la guitare avec deux soldats français (un antillais et un gitan), Stuckey aurait appris le jeu en accord ouvert de Mi mineur qui caractérise ce style. Johnny Temple affirme que Stuckey était un excellent guitariste et excellait également dans d'autre styles de "old pre blues".
Stuckey devint propriétaire d'un barrelhouse vers 1930. Dans les années 50, il joue à Bentonia, Omaha (NE), puis on le voit autour de Yazoo City dans les années 60.
Il meurt d'un cancer à Jackson (MS) le 9 mars 1966, dans une misérable cabane ou Gayle Dean Wardlow l'a interviewé peu de temps avant cette date.
Henry Stuckey fait partie de ses bluesmen de légende dont nous n'avons aucun enregistrement…