la Gazette de Greenwood

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Une nouvelle de Jean-Michel Borello:




LE BOTTLENECK


Il faisait une chaleur à crever ce jour là sur la Highway 49. Pour ceux qui ne le savent pas encore, c'est la route qui va de Yazoo City à Clarksdale en traversant le Delta du Mississippi. Elle reste toujours loin du grand fleuve, comme si elle avait peur de se retrouver un jour inondée si elle se rapprochait trop.
On avait décidé avec Gil et Mo d'éviter la Highway 61 cette fois ci, histoire de changer un peu de paysage, on ne l'avait déjà que trop sillonnée dans le passé.
Depuis 1998, ça faisait trois années consécutives que nous faisions ensemble le voyage du Jazzfest de New Orleans et à chaque fois nous profitions des quatre jours de répit entre les deux longs week-ends du festival pour aller au cœur du Delta, à la recherche de nos mythes.

La grosse Oldsmobile filait sur le long ruban rectiligne, l'air moite peinant à refroidir le moteur. Nous avions apporté de France le stock de cassettes approprié à la situation et la musique de Son House ou de Skip James rythmait le défilé monotone des poteaux des lignes électriques.
L'avantage de la Highway 49, c'est qu'elle traverse les villes et qu'on peut quand même voir autre chose que des champs de coton. Quoique ces villes, ça n'est franchement pas Florence ou Grenade. Il n'y a en général strictement rien à y voir.
Mais le simple fait de lire les noms sur les panneaux nous rappelait telle ou telle parole de blues, et cela suffisait amplement à notre contentement.
Nous pensions arriver à Memphis en deux jours, passer le mercredi là bas et revenir jeudi dans la Big Easy d'une seule traite. Jolie ballade…
On avait quitté le Days Inn du French Quarter vers six heures le matin et on avait roulé quasiment sans s'arrêter, à part pour un sandwich graisseux à Port Gibson. Sur le soir, ça commençait vraiment à bien faire. La plaque "Greenwood - 10 miles" fut la bienvenue. Allez, on se trouve un motel dans ce coin et on laisse un peu refroidir le moteur de la Oldsmobile, il le mérite bien !

Comme dans beaucoup de villes du Delta, le centre de Greenwood est plutôt glauque. Quelques immeubles décrépits, des magasins minables datant des années cinquante et des trottoirs défoncés. Presque autant que les types qui traînent dessus… Le soleil de fin d'après-midi est encore écrasant et les insectes commencent salement à nous tourner autour.
Du coup, nous décidons de poursuivre un peu et nous nous arrêtons dans la proche banlieue, dans un motel qui a l'air dans nos prix : le Three Forks Motel, un truc assez moche avec une grande enseigne comportant trois fourchettes qui trônent au-dessus de la porte. Est-ce une allusion au Diable et à ses fourches ou à l'excellente cuisine que l'on y sert ? Après concertation et au vu de nos expériences antérieures sur la gastronomie américaine, nous optons plutôt pour la première solution.
La jeune fille un peu endormie qui nous accueille nous donne les clefs de la chambre 32, au premier étage. La chambre est convenable, avec trois lits et un appareil à air conditionné qui ronfle tel une locomotive poussive, s'échinant sans succès à repousser les assauts de l'air tiède qui tente d'envahir la pièce. Il y a une bible avec des pages arrachées sur la table de nuit. La vieille télé ne donne vraiment pas envie de l'allumer.
Dans la chambre d'à coté, on entend quelqu'un jouer de la guitare. Du blues, bien sur. C'est la moindre des choses dans ce coin ! Le type se débrouille quand même pas mal…
Après la douche rituelle et le non moins rituel plongeon dans la piscine à l'eau douteuse, il est déjà huit heures et nous demandons à la jeune dame du desk qu'est ce qu'il se passe de vraiment excitant à Greenwood ce soir ? Elle nous regarde de son meilleur air compatissant et nous dirige vers le Red Carpet Restaurant, au centre de la ville. A part boire et manger, il n'y a strictement rien à faire ici ! C'est bien la peine de venir de si loin si c'est pour retrouver l'ambiance de la province française un lundi soir.
La température du restaurant est glaciale, tout comme les regards des habitués qui nous scrutent dès que nous entrons. Ça ne nous empêche pas de commander des barbecue ribs qui ont l'air très convenables à condition de largement les arroser de Miller Beer.

Sur le coup des dix heures, nous rentrons au motel, bien décidés à vite oublier la cruelle déception que constitue cette ville pourtant légendaire, lieu de naissance de Furry Lewis, de Guitar Slim ou de Hubert Sumlin.
Les deux autres dorment à poings fermés et se mettent à ronfler en chœur dès que la lumière est éteinte.
J'ai plus de mal. Je rumine autour de l'idée que décidément, les mythes personnels sont difficiles à rencontrer et tout ça… J'en étais là quand des bribes de musique et de conversation arrivent à mes oreilles. Perdant définitivement l'espoir de m'endormir, je me rhabille furtivement et descend l'escalier en direction de la source de ces bruits.
En poussant une porte, je tombe à ma grande surprise dans une pièce enfumée, reconstituant à la quasi-perfection un vieux juke joint ! Ces sacrés américains font quand même bien les choses quand ils le veulent ! Mais pourquoi la fille du desk ne nous avait-elle pas dit ça ?
Le public est composé uniquement de noirs, probablement des paysans des environs, vu leurs habits assez râpés et ils semblent se donner du bon temps, secouant leurs copines avec entrain, sur de drôles de danses, lascives et joyeuses. Ça sent bon le tabac, la bière, la transpiration et le parfum bon marché. Par chance, l'air conditionné ne doit pas fonctionner !
Dans un coin de la pièce, sur une petite estrade composée de quelques planches posées sur des caisses, est assis un guitariste, probablement celui qu'on avait entendu dans la chambre d'à coté tout à l'heure. Il est élégamment habillé d'un costume croisé à rayures et coiffé d'un feutre gris. Ses doigts agiles sont démesurément longs et fins. Il est accompagné d'un harmoniciste, un grand type dégingandé avec un chapeau melon sur la tête.
Tous deux ne doivent pas avoir beaucoup plus de vingt-cinq ans, mais ils ont vraiment le look à l'ancienne ! Je suis agréablement surpris par l'absence de sono. On n'est plus habitué à ça aujourd'hui. Mais on peut entendre la musique fort et clair, malgré le bruit des danseurs et des conversations.

Je me rapproche de l'estrade, fasciné par le jeu du guitariste. Ce type a tout compris du vieux style ! Je suis surtout impressionné par les mouvements de son pouce droit, moi qui suis particulièrement malhabile dans cet exercice. Je donnerai bien n'importe quoi pour arriver un jour à faire ça.
Là, c'est une leçon magistrale. Et c'est un bon chanteur, aussi, avec un feeling incroyable. L'harmoniciste fait un grand show, se tordant dans tous les sens, tirant des sons quasi humains de ses instruments. A un moment, il se met carrément l'harmonica tout entier dans la bouche, jouant ainsi en ouvrant et en fermant ses lèvres !
Je profite d'une pause pour aller entamer une discussion avec eux. Assez peu loquaces, ils m'apparaissent comme étant très fatigués.
Le guitariste, surtout, a l'air mal en point, transpirant et ayant même du mal à respirer par moments. Quand je lui dis que je jouais moi aussi de la guitare, j'ai droit à un grand sourire et il me demande gentiment si je serais content de jouer quelques morceaux avec eux. Et comment !
Je fonce dans la chambre pour récupérer ma vieille Del Vecchio. Au passage je pense réveiller Mo et Gil, mais décidément, ils dorment trop bien ! Tant pis, ça se fera sans eux.
De retour dans le juke joint, je m'installe sur une chaise, à la droite du guitariste de façon à bien observer la position de ses doigts et le deuxième set commence. Le public est un peu surpris de me voir là, mais il m'oublie vite, tout à sa danse et à ses conversations.
Une grande fille à la peau couleur de banane me regarde fixement. Ses yeux en amande ont l'air de me sourire. Bon, il faudra que j'aille lui dire un petit mot tout à l'heure…
Pour l'instant, je me concentre autant que je peux sur mon jeu, me contentant de soutenir le soliste avec de belles basses bien roulantes. Ça semble plutôt plaire aux deux types et ils ont l'air assez décidés à me garder avec eux pour la nuit !
Je connais bien leur répertoire constitué des grands classiques du Delta blues des années trente, tout ce que j'écoute quotidiennement depuis si longtemps. Ils vont jusqu'à me laisser faire quelques solos ! Quelques-unes unes de mes tournures favorites à la BB King paraissent les surprendre et l'harmoniciste me lance alors des regards étonnés et un peu réprobateurs. Je reste donc prudemment cantonné dans le vieux style.

Le guitariste a l'air d'aller de plus en plus mal. Il transpire maintenant à grosses gouttes, une inquiétante bave noirâtre apparaissant à la commissure de ses lèvres. Il laisse chanter tous les morceaux à l'harmoniciste et à un moment, il se lève et me dit : "je n'en peux plus, il faut que je rentre, termine le concert à ma place"
Je suis à la fois content de sa proposition et inquiet pour lui. Je dis "ok, je vais faire de mon mieux ! A propos, mon nom est Jean Michel ! Et toi c'est comment ?" Robert, il me fait et mon copain à l'harmonica, là, c'est Sonny Boy.
Je souris, en me disant que ces deux types exagèrent quand même un peu dans le mimétisme ! Il ne leur reste plus qu'à aller vendre leur âme au Diable, une nuit de pleine lune, à un carrefour !
En vacillant sur ses jambes, le soi disant Robert me tend son bottleneck : "tiens, je te le donne, c'est pour ta peine" ! Je reste donc avec Sonny Boy qui se révèle être décidément un grand harmoniciste, très inspiré bien sur par son modèle, Rice Miller, le fameux Sonny Boy Williamson.
Nous terminons la nuit plutôt honorablement tous les deux. Je me risque même à chanter quelques airs que je connais bien et même certains dont je n'avais jusque là qu'une vague idée. Les paroles semblent sortir toutes seules de mon cerveau, sans aucun effort.
C'est drôle, je joue maintenant de mieux en mieux ! Même mon pouce droit commence à frapper énergiquement les cordes graves, comme s'il était mu par une force surnaturelle… Décidément, l'air du Mississippi me fait du bien.
Les gens s'en vont sur les coups de quatre heures. Je serre la main de mon collègue qui me remercie avec effusion, en ayant un peu de mal à parler après les litres de bourbon qu'il avait ingurgité tout au long de la soirée.

Je lui souhaite une bonne nuit et un bon rétablissement à son copain et je vais rejoindre la fille à la peau couleur de banane qui était toujours là, comme si elle m'attendait.
Nous commençons à discuter, et elle m'explique qu'elle est la femme du patron du juke joint et qu'elle connaissait aussi très bien Robert, le guitariste qui est parti. Elle me dit qu'elle serait contente de me connaître moi aussi. Elle aime bien les guitaristes, me dit-elle avec un grand sourire prometteur…
Sur ces entre faits, arrive un type à l'air sinistre. Il s'assoie à notre table et me propose de boire un verre avec lui en sortant une bouteille de gin entamée de sa poche. Quelque chose me dit que je ferai mieux de partir. Je le remercie prétextant une fatigue justifiée et je remonte dans la chambre me coucher, plutôt content de ma nuit à Greenwood…

Le lendemain matin, je raconte toute l'histoire à Mo et à Gil, qui n'en croient bien sur pas un mot ! Je les emmène voir la petite porte du juke joint, mais pas moyen de la retrouver ! Je vais au guichet du motel, ça n'est plus la même employée, c'est maintenant un gros type transpirant qui est là. Il me regarde débiter mon histoire avec de grands yeux étonnés et me dit que vraiment, non, il n'est pas au courant d'une reconstitution de juke joint dans son établissement et encore moins hier soir.
Mo et Gil rigolent de ma bonne blague !
Tout à coup, mon regard se porte sur une petite plaque située juste au-dessus des fauteuils du salon :

"En ce lieu, le grand bluesman Robert Johnson est mort dans la nuit du 16 août 1938"

En sortant du motel, je sens un objet inhabituel dans ma poche de chemise. Je le sors et je le regarde : c'est un bottleneck fait à l'ancienne, dans un vrai goulot de bouteille. Trois fourches sont gravées dans le verre.






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