la Gazette de Greenwood

présente

Une nouvelle de Véro Chelius:


Période d’essai




dessin d'Alain "Poill's" Poillot






Cinq heures. C’est l’heure à laquelle je sombre.

Je sais pas pourquoi. Je l’ai jamais su.

Le sommeil me prend à ce moment-là. Le temps de fermer la porte et je m’écroule sur mon lit ou sur le canapé. C’est selon ce qui me reste de forces.

La guitare à la main.

Toujours.

Il n’y a que sous la douche ou aux chiottes que je la lâche, la guitare. Et encore. Des fois, je la pose même pas pour pisser.

Un jour, je me suis réveillé avec des fragments de mélodie qui tournaient dans ma tête. Il y a toujours des bouts de musique qui me traînent dans le ciboulot. Ceux-là étaient du genre… pressants. Assis dans mon lit, j’ai commencé à jouer. Jusqu’à ce que les copains arrivent. Je tenais un vache de bon morceau. Ils m’ont pas écouté. Ils se moquaient de moi. J’ai compris, au bout d’un moment, qu’ils riaient parce que j’étais à poil.

Par contre, si je reste longtemps loin d’elle, de ma guitare, c’est là que je me sens nu. Pire encore. Dépossédé, privé d’une partie essentielle de moi. Comme d’un membre. Un membre supplémentaire qui aurait été greffé entre mes mains dès ma naissance.

Ma guitare est ma voix, celle de mes émotions, de ce que je ressens. Je suis un mec qui parle peu et mal avec des mots. Enfin, pour les trucs importants. Si c’est pour dire des conneries, c’est moi le plus fort. Losque je joue en groupe, je deviens la voix du groupe, c’est autant par ma guitare que par la voix du chanteur qu’on séduit le public au fil des concerts. Et qu’on sera célèbres.

Un jour.

 

Moi et le groupe. The Rolling Thunderbird. Je sais pas au juste ce que ça veut dire mais ça sonne pas mal, non ? Marc, à la batterie. Steve, le leader, à la basse et Muddy au chant et à la guitare rythmique. Moi, je m’occupe de la guitare solo. Le grand type qui fait le pitre sur scène avec une guitare noire, c’est moi.

Le blues. Du plus lent, du plus larmoyant au plus rock, au plus violent. Mais du blues, encore et toujours.

 

Nous sommes des amateurs. Ce qui veut dire que chacun de nous a son boulot. Marc est comptable, Steve prépare un DEUG d’anglais et Muddy est libraire. Ce qui veut dire aussi que nous volons des heures sur notre sommeil, nos week-ends et notre famille pour étouffer dans le garage de Steve et répéter comme des malades. Et courir le cacheton d’un bout à l’autre de la région en attendant la gloire. C’est notre raison de vivre. Ce qui nous fait vibrer dans la vie. Certains nous disent que la musique est futile. Peut-être.

Mais sans ça, nous, on crève.

Je suis le seul musicien professionnel du groupe. Enfin, si on peut parler de profession. Je bosse dans un studio dont les principaux clients sont des agences de publicité et de marketing. J’enregistre, pour l’essentiel, des spots publicitaires pour la radio ou des fonds sonores pour la tambouille commerciale que servent les directeurs à leurs employés. En attendant.

A force d’envoyer nos démos aux radios du coin, aux maisons de disques, à force de petits concerts et de festivals, nous commençons à être connus. Articles dans la presse locale, fans qui achètent nos disques gravés sur l’ordinateur de Muddy. C’est un début.

Pour ce soir, je suis sur la scène du B53, un pub de la région. Chemise en coton et jean, trempés de sueur. Je me déchaîne sur ma guitare, les doigts en feu. Le monde entier danse et je lui hurle ma joie de le faire danser. C’est aussi simple que ça. Primitif. Mes mains sont une extension de mes tripes, de mes sensations les plus basiques. De mes joies, de mes peines, de mes envies de baiser, de mes solitudes et de l’amitié.

Bien sûr. Surtout.

Dans la salle, j’ai repéré un journaliste d’un grand magazine de musique. Et Erb. H. Wells, un chasseur de tête pour le compte des disques Apax. A voir leur tête quand nous jouons, il y a du contrat dans l’air et pas pour vanter les mérites d’un parfum ou faire avaler une pilule aux actionnaires.

Nous donnons tout ce que nous avons. Vous savez ce que ça veut dire, donner tout ce qu’on a ? Ca veut dire aller chercher le meilleur tout au fond de soi, trouver une dimension nouvelle, sublimer son petit ego de merde et accoucher d’une entité musicale supérieure à la somme de nos quatre personnalités réunies.

 

Le concert est fini depuis longtemps. La salle est presque vide. Je suis attablé autour des traditionnelles bières avec le journaliste. Steve discute ferme avec Wells. Les interviews, c’est toujours pour ma pomme. Après m’avoir félicité pour mon jeu, ma technique et mon phrasé, le journaliste me demande depuis combien de temps je joue de la guitare.

 

- Je peux pas te répondre. Et j’aimerais autant que ce que je vais te dire soit pas dans l’interview. 

Je devrais pas jouer avec ça. Mais je peux pas m’en empêcher.

- Pourquoi ? 

- Parce que ça risque de me faire passer pour un putain de branleur qui s’y croit. 

Il comprend toujours pas mais promet de garder le secret si je lui dis la vérité. Tu parles Charlot. Si c’est croustillant, ou un tant soit peu original, tu publieras. Elle est toute simple, ma vérité. Même les plus acharnés, les plus avides de trucs inédits ne la publient jamais.

- Je me souviens pas de ne pas avoir joué de la guitare. Je me souviens pas d’une époque où je savais pas jouer. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs. Il y a toujours eu une guitare. J’avais une guitare d’adulte. Je jouais assis parce qu’elle était trop lourde pour moi et j’avais du mal à atteindre les aigus et le haut du manche. 

Il rit. Je vois dans ses yeux qu’il me croit pas. Comme tous les autres.

-As tu pris des cours ou es-tu autodidacte ? 

- J’ai jamais pris un cours, dis-je.

Il me demande alors, est-ce bien une question, si j’ai beaucoup travaillé. Le canevas bateau de l’interview paquebot du pisse copie qui se fait chier. Pour la gloire médiatique, il faudra relancer les dés, Papa.

- Je joue beaucoup. Le plus clair de mon temps en fait. Non. J’ai jamais vraiment travaillé. Je veux dire les gammes, les arpèges et tous ces trucs pour s’exercer. J’ai des choses à dire alors je les dis avec ma guitare. Point. 

Le journaliste me fixe comme s’il voulait lire dans ma tête. Il éteint le petit magnétophone posé entre nous.

- Ecoute mec, si c’est pour continuer à me débiter des âneries pareilles, autant t’en aller tout de suite. J’ai autre chose à faire, moi. 

Alors je fais machine arrière, je ressors des réponses lues dans des journaux, la rengaine habituelle du type sans le sou qui s’esquinte à travailler et qui galère un max. Il se détend un peu. Parle de mes influences. J’en ai pas. J’écoute presque jamais de disques. En vrac, je cite Hendrix, Stevie Ray Vaughan, John Lee Hooker, les Doors et Robert Johnson, notre maître à tous. Tu parles de références, des tronches dans des journaux, de vagues trucs entendus chez des copains. Je serais incapable de citer le moindre titre de l’un d’entre eux. Ces vieux machins ont le mérite de sécuriser le journaliste qui peut terminer son interview du génial ordinaire par des considérations d’une banalité à pleurer sur l’avenir du groupe.

 

- Tu ne lui as pas sorti tes salades, au moins ? J’ai vu qu’il faisait une drôle de tête tout à l’heure, me demande Steve alors que le journaliste vient de tourner les talons.

- Noooon. J’ai fait attention. 

Clin d’œil. Pas dupe, mon vieux Stevie. Peu importe. Il sait que le type m’a pas cru. Ma réputation de comique est plus efficace pour me protéger qu’un silence ou un mensonge.

Le groupe a rendez-vous dans les studios de Wells le lendemain. On fête ça avec nos fonds de bière. Cette première fois sera la bonne. Sûr. On est les meilleurs, non ? A nous le succès, les stades, les piles de disques dans les grands magasins et les Victoires de la Musique. Dans ma tête, explosent des feux d’artifices musicaux, des airs échevelés, rapides, dansants, légers comme des bulles de savon multicolores.

 

- Dis-moi, Steve. Je peux te poser une question con ? 

On est plus que tous les deux, dans la voiture de Steve. Retour au bercail.

- Tes questions sont souvent cons. Alors, vas-y.

- On se connaît depuis combien de temps, toi et moi ? Je veux dire, depuis le temps qu’on se connaît, tu te souviens de l’époque où j’avais pas ma guitare ? 

Il se gratte la joue. Pulsation lente, descente dans les basses de l’attente.

 Tu étais déjà musicien. Attends… On s’est rencontrés quand mes parents ont divorcé… Ma mère et moi, on est venus là… On était… au CM quelque chose… Pas encore au collège en tous cas… La veille de la rentrée en sixième, j’ai dormi chez toi. Je m’en souviens puisqu’on a passé toute la nuit à parler du collège. Et le lendemain, on s’est endormi en classe ! Et toi, t’as pas arrêté de gratter ta fichue guitare, tu sais, cet immonde machin couleur turquoise que tu avais à l’époque.

- Je l’ai toujours. J’ai jamais eu d’autre guitare.

Nous sommes à un feu. Il en profite pour me dévisager.

Non ? T’es sérieux ?

- On ne peut plus sérieux. Comme la peinture turquoise tenait pas bien, je l’ai repeinte en noir. 

- Tu as dû en faire des réparations pour qu’elle sonne aussi bien. Tu aurais mieux fait de t’acheter un instrument de bonne qualité. Je me souviens qu’elle avait un son pourri. Celle dont tu joues en ce moment, je la croyais sortie des mains d’un luthier. Je n’ai jamais entendu un son pareil.

- J’ai changé d’ampli. La guitare n’a jamais eu une seule réparation. Pas un seul réglage. J’ai même jamais changé les cordes.

- Depuis toutes ces années ? Et avec le temps que tu passes dessus ? T’es un sacré bluffeur toi ! Ou alors tu bois trop. 

Il éclate de rire. C’est vrai que j’ai pas mal éclusé ce soir. C’est vrai aussi que je suis plutôt un marrant. Je lui ai dit la vérité. Jamais personne n’a touché à ma guitare. Sauf pour la peinture. Et encore, c’est moi qui l’ai passée.

 Et elle vient d’où, cette guitare ? Un cadeau de Noël ?

- Je m’en souviens pas. C’est vieux tu sais.

      - Demande à tes parents ! Steve se mord les lèvres, oh Merde  J’avais oublié. 

- C’est pas grave, Stevie. Je suis un grand garçon. Maintenant, je peux parler de la mort de mes vieux. Le passé, je m’en fous. 

Ma réplique sonne faux. Mieux vaut passer à autre chose.

- Il faut qu’on joue quoi pour empocher le gros lot chez Wells ? 

- Du blues. Nos créations, pas de reprises. Et prière de bien dormir cette nuit pour arriver en forme. J’ai besoin de tes solos les plus éblouissants. Et après, on se fait une fête à tout casser pour ton anniversaire… Tu es le meilleur, tu sais. 

Je sais. Je l’ai toujours su.

 

Je rentre chez moi. J’ai encore le temps. Je branche ma guitare. Ils veulent du blues ? Parfait. Bon prétexte pour blueser une heure ou deux, assis sur mon ampli. Blueser tout ce qui m’a tourné dans la tête ce soir.

C’est vrai que je suis le meilleur. Faites-moi entendre un solo, n’importe lequel et même pas en entier, et je suis capable de vous le ressortir nickel. Et je n’ai jamais rencontré personne qui soit fichu de jouer ce que je joue, question vitesse, vélocité ou feeling.

 

Mes yeux brûlent. Mes épaules sont en béton et mes doigts s’engourdissent. Pas besoin de regarder l’heure, je m’écroule sur mon lit. Dans le désordre de mes vêtements lancés au hasard, ma guitare à la main. De petites billes de notes dans la tête, des doubles croches aériennes, fanfaronnes.

Demain sera le jour de gloire du Rolling Thunderbird.

 

Je me réveille. Emmêlé dans mes fringues de la veille. Dans mon sommeil, j’ai lâché ma guitare qui a atterri par terre. Heureusement que mon lit se résume à un matelas posé au sol sinon elle aurait eu de sérieux dégâts. Mon réveil indique cinq heures du matin. Pourtant, le soleil entre à flots par la fenêtre, caressant mon corps nu. Je m’étire dans la chaleur. J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose. Je sais pas quoi. Sonnerie du téléphone.

 

- Bordel Pat mais qu’est ce que tu fous ! Ca fait des heures qu’on t’attend pour répéter ! Faut qu’on soit à quinze heures chez Wells ! Tu nous prends pour des cons ou quoi ?

J’ai jamais entendu Steve hurler comme ça. J’ignorais jusqu’à présent l’heure du rendez-vous, l’existence de la répétition pré-Wells et mon réveil est en rade. Mon vieux pote est en pleine crise. Autant se borner à « désoléjarrive. »

Je dois puer la clope, la sueur, la bière, le mec négligé. Je n’ai pas le temps de me laver. Je m’asperge d’eau de Cologne en espérant que cela suffira, me passe les doigts dans les cheveux pour leur donner un semblant d’allure et enfile des vêtements propres. Et toujours ce sentiment qu’il me manque quelque chose.

Un quart d’heure après, je suis au milieu de mes amis. Malgré les sourcils froncés de Steve, c’est un éclat de rire général qui m’accueille. J’ai pourtant pas oublié de m’habiller ni de fermer ma braguette. Je dois pas avoir trop mauvaise mine puisque j’ai roupillé comme un bébé. Alors quoi ? Qu’est ce qu’ils ont tous ?

- Toi, au moins, tu sais détendre l’atmosphère quand la répet est foutue, me dit Marc en imprimant un rythme joyeux sur sa batterie, allez, mec, plus de temps à perdre, il faut qu’on charge le camion. 

Le camion, c’est celui de Muddy, notre intello, qui lui sert pour ses achats chez ses grossistes en bouquins. J’aide à empiler les caisses de fils, les morceaux de la batterie, les amplis, les micros, les séquenceurs, les pédales et tout. Le manque, le manque, le manque… Bon sang, mais pourquoi j’ai l’impression de me vider ?

Chaque appareil a sa caisse, sa place. Son ordre de chargement. C’est qu’on a l’habitude ! A l’arrière, il reste un espace libre. Juste devant les portes. D’ordinaire, notre équipement emplit tout l’espace. Je regarde autour de moi. Le local est désert. Pourquoi tout est tellement noir à l’intérieur de moi ?

 

- Bon, ça suffit. La plaisanterie a assez duré. Où est ton matos ? , dit Steve.

Je réalise enfin pourquoi ils se foutent de ma gueule depuis que je suis arrivé. Ma guitare est restée chez moi. Et ils croient que le pitre de service à encore frappé. Au fond de moi. Comme un trou noir qui s’agrandit.

- Partez devant, je vous rejoindrai. 

Steve me tire à part.

- Ca va ? C’est bien la première fois que tu oublies ta gratte.  

Je ris. J’ai trop dormi. C’est tout. 

- Déconne pas ! Pas aujourd’hui ! C’est pas le moment de nous laisser tomber !! 

- Je vous laisserai jamais tomber, tu as ma parole ! 

 

Je les regarde partir puis je fonce chez moi. Le trou en moi fait comme une blessure béante. Ma guitare est restée par terre. J’ai dû lui flanquer les draps dessus à mon réveil. Ce qui explique que j’ai rien vu en partant.

Je défais mon lit en un tour de main. Rien. Pas même un médiator. Je secoue les draps. Tombent un slip sale, un mouchoir froissé et un préservatif usagé. Je fais le tour de mon apartement, fouille les placards. Rien. Rien non plus dans mon coffre de voiture. Marc a joué de la guitare autrefois. Si mes souvenirs sont bons il doit en avoir une chez lui. Rien à voir avec mon magnifique instrument. On fera avec. Je suis capable de faire sonner la gratte la plus immonde qui soit. La main sur la poignée de ma porte, je réalise que Marc n’est pas chez lui. Je peux toujours le joindre sur son portable. Je vais me faire agonir. Au moins le groupe sera sauv…

Elle est là. Avec sa peinture turquoise qui s’écaille de partout et de grandes traces d’usure sur tout le haut de la caisse. J’avance la main pour la prendre. Une autre main, plus mince et plus grande que la mienne s’en empare. Une main ornée d’une chevalière en strass.

Je regarde le type. Maigre, blême, la taille d’un ado. Les cheveux raides qui retombent sur les épaules. Un chapeau texan. Sainte Merde ! C’est Stevie Ray Vaughan en personne.

- Tu la veux ?  

Il me tend la guitare. Au moment où je m’approche, elle disparaît et lui avec.

- Viens la chercher. 

Un Noir, mince comme un jonc, dans un costume aux couleurs chatoyantes, un Noir qui a du sang indien. Ce coup-ci je bouge pas.

- T’es mort et enterré depuis longtemps, Jimi. C’est quoi ce cirque ? 

Hendrix retourne ma guitare et en tire un bref solo dans ce style que j’ai jamais aimé.

- Et comment as-tu appris la guitare ? 

La voix du journaliste d’hier soir.

- Je vous ai dit que je m’en souviens pas, dis-je agacé. 

- Et pour cause, que tu ne t’en souviens pas, dit Stevie Ray avec un sourire canaille.

- Rendez-la moi, vous allez me faire rater un rendez-vous important avec vos conneries. 

Stevie Ray disparaît. Et ma guitare est dans mes bras. Dans sa position habituelle. Je sais. Je devrais rejoindre mes potes. Au lieu de ça, j’allume l’ampli, branche mon instrument. Mes doigts se posent sur le manche. Au hasard sur une case. Ma main droite caresse les cordes. Puis retombe. Comme retombe ma main gauche.

Je pose ma guitare, m’assieds sur mon ampli en me passant les mains sur le visage. Ma tête est vide. Plus rien. Vide depuis que j’ai ouvert les yeux. J’avais pas réalisé que c’est ça qui n’allait pas. C’est ça le trou qui a atteint son maximum à présent.

- Le temps est venu pour nous de parler. 

Un vieux Noir. Assis sur une chaise. En costume. John Lee Hooker.

- C’était pourtant vachement bien, hein ? 

Un Blanc, torse nu. Les cheveux en désordre. Un magnétisme incroyable fuse de toute sa personne. Jim Morisson dans toute sa gloire.

- Arrêtez, dis-je sans y croire.

Ma guitare est posée au sol. Nimbée d’une aura rougeâtre. C’est inutile d’essayer de la prendre. Je saurais pas en tirer une note. Je regarde mes mains. La gauche surtout avec les cals au bout des doigts. Bon sang ! J’ai passé ma vie à jouer et aujourd’hui, je sais plus faire un do majeur. La musique a déserté ma tête, n’y laissant que du vide noir.

 

- Eh oui, cher Monsieur, vous venez de terminer votre période d’essai.

Un commercial, sourire professionnel, clef de sol rouge au revers du costume.

- Si vous désirez continuer à utiliser notre produit, vous devez…

- … De quoi parlez vous ? 

- Vous avez bénéficié, voyons, il y a… , un palm apparaît dans sa main qu’il pilote avec une dextérité renversante, on voit même pas ses doigts bouger, …oui, c’est cela, vingt années tout juste, d’une période d’essai tout à fait exceptionnelle. Elle prend fin aujourd’hui. Je suis absolument certain que vous avez apprécié toutes les qualités de notre produit… 

- … Arrêtez une minute. Il y a vingt ans, j’étais qu’un gosse… Merde ! 

C’est aujourd’hui mon anniversaire. M’était sorti de l’esprit. J’ai vingt ans. Non…Attendez…C’est dans un mois que j’aurai mes vingt ans. 

- J’étais pas né, dis-je.

- C’est tout à fait exact. Nos produits sortent de l’ordinaire, vous en conviendrez. Aussi, ils sont de préférence attribués… disons dans les couloirs latéraux de la vie. Dans votre cas, ce fut… hum voyons… un mois avant votre naissance. A exactement cinq heures du matin. 

 Il brandit le petit ordinateur comme une prise de guerre.

- OK. Mes potes m’attendent pour le contrat de notre vie et je peux plus tirer une note. Vous pouvez me dire ce que je dois faire ? Signer un contrat avec mon sang ? Vous vendre mon âme ?

Je me suis mis à crier. Ca n’avance à rien mais je peux pas m’en empêcher. Le trou, au fond de moi commence à diminuer. Juste un peu. Dans un éclair, je vois Marc, Steve et Muddy, dans le camion. Silencieux. Tendus. Muddy jette de fréquents coups d’œil dans le rétroviseur. Tu peux attendre longtemps mon vieux.

- Avouez que vous avez bénéficié d’une chance exceptionnelle, cher Monsieur. Ce que vous avez reçu n’est distribué qu’une fois par siècle.

- Pourquoi moi ? 

- Pourquoi pas vous ? Vous en êtes aussi digne que le furent Jean Sébastien ou Wolfgang Amadeus.

- Sans vous, le groupe n’est rien. Sans eux, vous restez un musicien exceptionnel. Le plus grand guitariste des deux siècles à venir. Je vous le garantis. 

Ziiiii grat grat grat ziiiiiii. Du petit ordinateur, émerge une feuille qu’il me tend. FACTURE. C’est écrit en grosses lettres. Souligné de deux traits noirs bien épais. En dessous, la liste des fameux produits, ces dons musicaux qui m’accompagnent depuis toujours. Et le total. Ce qu’il faut que je paye pour les retrouver. Trois vies. J’ai qu’à choisir une vieille et deux clodos. C’est pas si terrible. Des noms apparaissent, en rouge. Non ! Les lettres dansent devant mes yeux.

-  Pourquoi eux ? Pourquoi il faut que je les tue, eux ? 

Le visage du commercial se tord en un sourire mauvais.

Un jeune Noir prend sa place. Il porte un costume à la mode des années trente. Un visage que tous les bluesmen connaissent, celui de Robert Johnson, le surdoué, mort trop vite pour une sombre histoire de femme. Lui aussi aurait fait des trucs pas très catho, une nuit. Son visage s’anime :

- Et pourquoi pas ? Tout a un prix. Tu n’imaginais pas que ton prodigieux talent et l’insolente facilité avec laquelle tu joues seraient gratuits ? 

Ma musique…Steve, Marc et Muddy, trois vies…

Mes potes…Ma musique… 

Brangues 10 juin 2002






La Gazette de Greenwood |  Retour n° 46 |  Sommaire "Bibliothèque" de Greenwood