1) Les premiers orchestres.
Lorsque les Etats-Unis s’engagent le 6
avril 1917 dans le premier conflit mondial de l’histoire, ils rompent avec une
politique de plus de trois siècles. A partir de ce moment le peuple américain
entend jouer un rôle prédominant dans le monde. Ce rôle s’exprime
politiquement, économiquement et culturellement. Ainsi, l’arrivée du blues en
France est-elle une de ces manifestations culturelles des Etats-Unis.
Le blues arrive en France assurément avec
les premières troupes américaines. Sur les quatre millions d’engagés
américains, à peu près 13 % du contingent est constitué de Noirs américains. Ils
servent surtout d’intendance à cette armée. Parmi eux plusieurs orchestres sont
chargés de distraire les troupes. En l’absence de toute promotion et de
diffusion de disques, ces formations ont eu un impact restreint, limité au seul
public ayant eu la chance de les écouter.
Faisant partie de ces musiciens, le
bluesman Lonnie Johnson séjourne plusieurs mois à Londres en 1917. En 1918 les Seven Black Devils, dirigés par un certain
Tym Bryn et rattachés au 350e
régiment d’artillerie, sillonnent notre pays[1].
Après la guerre, nombreux sont ces orchestres qui restent un temps en France et
se produisent soit dans les kiosques des jardins publiques de Paris, soit dans
les théâtres de music halls. C’est le cas des Mitchell
Jazz Kings qui jouent en 1919 au casino de Marigny avec Mistinguett
et font l’objet d’un article de Jean Cocteau dans le Midi Libre[2].
Toujours en 1919, le Southern Syncopated Orchestra, composé de
45 musiciens et dirigé par Will Marion Cook, se produit à Londres avant de
tourner dans le reste de l’Europe, et notamment en France en 1925[3].
A l’occasion de leur tournée en Grande Bretagne, le chef d’orchestre suisse
Ernest Ansermet écrit un article intitulé Sur
un orchestre nègre, qui parait en octobre dans La Revue romande[4].
Cet article, le premier sur le jazz, nous permet d’avoir une idée
assez précise du répertoire de cet orchestre. Il interprète de nombreux
negro-spirituals, dont le célèbre Go Down
Moses, mais aussi des blues qui marquent fortement le chroniqueur : « Moi je m’incline que c’est dans le blues
que le génie de la race se manifeste avec le
plus de force. Les blues, c’est
ce qui se passe quand le nègre a l’ennui, quand il est loin de son home
ou de sa mammy ou de son sweet heart (...) ». Plus loin il écrit encore : « Et sur le motif qu’il s’est donné il épuise
toute sa fantaisie. Cela fait passer son ennui. C’est le blues ». Il ajoute enfin : « il y a (...) un extraordinaire virtuose
clarinettiste (...). Je veux dire le nom de cet artiste de génie car je ne
l’oublierai pas : c’est Sydney Bechet »[5].
Cet article amène plusieurs remarques. Dans l’esprit d’Ansermet le blues est
d’avantage qu’une musique puisqu’il est profondément lié au peuple
afro-américain : il souligne ainsi son caractère ethnique. Il insiste aussi
beaucoup sur le talent de Sydney Bechet, montrant là le rôle important que
prend le soliste au sein de l’orchestre. Enfin, pour Ansermet, le blues est
aussi un sentiment de tristesse qui passe quand on le joue. Il met en évidence
le rôle cathartique du blues sur les musiciens. Cependant, nous pensons qu’avec
le mot blues Ansermet désigne l’ensemble de la musique afro-américaine profane.
Sous ce terme sont bien sûr regroupés des blues[6],
mais aussi beaucoup d’autres morceaux appartenant au domaine du jazz et des
variétés. Cela se vérifie avec l’étude des morceaux enregistrés par les
afro-américains durant les années 20.
2) Les race records aux Etats-Unis.
Au début de notre siècle de nombreux
Noirs américains s’installent dans les villes du sud et du nord, à la Nouvelle
Orléans, à Chicago ou à New York. Ils forment une bourgeoisie aisée et écoutent
une musique urbaine, raffinée et sophistiquée, issue des pièces de vaudeville
et du music hall. A cette bourgeoisie s’ajoute ensuite une autre population,
d’origine rurale, qui réclame une autre musique, plus proche de ses racines.
Les musiciens des villes doivent satisfaire cette nouvelle clientèle arrivée en
masse et incorporer de nombreux blues à leurs répertoires. En 1920 Perry
Bradford, un de ces musiciens noirs, persuade la marque de disques Okeh
d’enregistrer une chanteuse de son orchestre, Mamie Smith. Son Crazy Blues se vend immédiatement à 75 000
exemplaires par semaine et révèle aux maisons de disques un important marché à
destination du public afro-américain[7].
Ce marché, au départ appelé black records, prend
ensuite le nom de race records
par euphémisme. A la suite de Mamie Smith de nombreuses chanteuses, baptisées
ultérieurement classic blues singers,
enregistrent en compagnie de musiciens de jazz, tels que Louis Armstrong, Fletcher
Henderson, Tommy Dorsey, Coleman Hawkins... Elles s’appellent Sippie Wallace,
Clara Smith, Bertha « Chipie » Hill, Alberta Hunter... Certaines,
comme Ma Rainey et Bessie Smith, se spécialisent même dans le blues. Le marché
des race records des années 20
comprend donc à la fois de nombreux enregistrements de blues, mais aussi des
disques de jazz par les musiciens mêmes qui accompagnent ces chanteuses de
blues. Ces musiciens ont donc une partie de leurs répertoires qui est consacrée
aux blues.
Au milieu des années 20 se produit un
phénomène particulier. Le blues, musique où les paroles jouent un rôle
prépondérant, n’arrive pas à pénétrer le marché blanc. En revanche le jazz,
musique principalement instrumentale et plus diversifiée, connaît un succès grandissant. Il finit par
influencer la variété américaine et à en faire partie. C’est cette variété qui
arrive en France dans les années 20 et qui attire le public.
3) Le jazz en France.
Plusieurs facteurs expliquent la bonne
implantation du jazz en France et avec lui celle du blues. C’est d’abord pour
les Français l’envie de s’amuser après les temps difficiles de la guerre. Cela
coïncide avec une période d’expansion économique et culturelle de notre pays.
« Au lendemain de la guerre , la folie
de la danse, le nombre toujours croissant des salles de cinéma ont multiplié le
nombre de musiciens professionnels (...) », se souvient le critique Jean Matras.[8]
Durant cette période les Français sont attirés par l’exotisme. Le jazz en est
l’une des manifestations. Un intérêt nouveau est porté sur l’art nègre :
Joséphine Baker et ses bananes connaissent un grand succès dans le cadre de La revue nègre qui passe au théâtre des
Champs Elysées en 1925.
L’engouement pour le jazz est également
une réaction profonde contre la guerre, un mouvement qui se veut choquant. A
tel point qu’il s’intègre parfaitement à la pensée des surréalistes. Ce n’est
pas un hasard si Jean Cocteau est l’auteur d’un des premiers articles sur cette
musique[9].
A la fin des années 20 la revue phare de ce mouvement a pour titre Jazz, l’activité intellectuelle. Elle est
dirigée par une femme, Tatayna, et contient entres autres les signatures de
Jean Cocteau, Jules Romains, André Hunebelle ou Marcel Pagnol.
Ajoutons aussi que le jazz bénéficie en
France à partir 1925 de l’ouverture du marché du disque au reste du monde. En
effet, à ce moment la marque Pathé Frères, alors détentrice du monopole du
disque dans notre pays, est rachetée par le label Columbia. Ce label change le
système d’écoute des disques, ce qui permet aux marques étrangères de vendre
leurs disques en France.
Dans
l’esprit des Français le mot jazz a un sens très large : « toutes les musiques de danses rythmés venues
d’Amérique (...), qui connurent une grande vogue (one-step, fox-trot ,
charleston, etc.) ».[10]
Il s’agit en fait de toutes la musiques de danse en vogue au même
moment aux Etats-Unis. A ces musiques ajoutons encore le black-botton, le cake walk, le slow fox, le two-step, le
boston et... le blues ! En effet, dans les années 20 le mot désigne une danse
très à la mode, mais sans aucun rapport avec le blues, musique telle que nous
l’avons définie dans notre introduction et diversement appréciée par la
critique musicale du moment. En 1924 un certain J. F. Vuillermet écrit : « un homme du monde, excellent danseur, caractérisait
ainsi devant moi chacune des nouvelles danses nouvelles : tango, immonde ;
fox-trot, cynique ; java, grossière ; blues, gâtisme et danse de Saint
Guy »[11].
Malheureusement, le fait que cette danse porte le nom de blues est à l’origine
de confusions jusqu’à nos jours !
4) La venue d’Alberta Hunter.
C’est dans ce contexte que se produit pour la première fois en
France Alberta Hunter, une des classic blues
singers évoquée plus haut. Née probablement le 1er avril 1895, elle
profite du succès de Mamie Smith pour enregistrer à son tour des 1921 pour la
marque Paramount dont elle devient l’une des artistes vedettes. Comme Mamie
Smith, sa formation s’est faite dans les théâtres des grandes villes et son
répertoire est très vaste, comprenant à la fois de la variété, du vaudeville,
du jazz et bien sûr du blues. Des 1922 elle grave, toujours pour Paramount, une
très belle pièce, Downhearted Blues, reprise
plus tard par Bessie Smith[12].
Son succès devient bientôt suffisamment important pour qu’elle puisse effectuer
de nombreuses tournées en Europe, du milieu des années 20 au milieu des années
30. Elle effectue son premier voyage sur le vieux continent des 1925. Elle
revient en 1927 et se produit dans la ville de Nice[13].
En 1928 elle participe à un spectacle de music hall intitulé Show Boat en compagnie du chanteur Paul
Robeson, qui la mène à Monte Carlo et à Londres[14].
En 1929 elle est à Paris et chante dans les nouvelles « boites de
jazz » de la capitale : « J’ai
d’abord chanté chez Florence. Puis au Grand Ecart. Au Boeuf sur le Toit »[15].
C’est dans ces clubs, et non dans les spectacles de music hall,
qu’elle a certainement pu interpréter plusieurs blues. En tout cas, Alberta
Hunter, à défaut d’autres sources, est certainement le premier artiste
qualififié de blues connu à se produire en France dès les années 20.
5) Les premières recherches sur le
jazz.
La « fièvre du jazz », qui
prend la France dans les années 20, amène certains intellectuels à s’intéresser
à cette musique. L’ethnologue André Shaeffner écrit plusieurs articles dans Le Ménestrel sur ce sujet. Ceux-ci sont
finalement regroupés et édités en 1926 sous la forme d’un livre qui s’appelle
tout naturellement Le Jazz[16].
Dans ce livre, à propos des sources du jazz, Shaeffner est amené à parler du
blues : « Le récent blues ( après un
mot d’argot qui désigne un état d’âme confinant à la mélancolie, ce cafard qui
nait du sentiment du viol de l’existence au milieu même de la trépidante vie
contemporaine de New York) pourra parmi la laïcisation continue des sentiments,
équivaloir dans la vie profane à ce qui était pour l’esclave le spiritual :
nostalgie qui se complaît désormais en elle-même et s’enferme en un style
délibérément instrumental »[17].
Pour Shaeffner donc le blues est une musique récente. Comme
Ansermet, il est avant tout assimilé à un sentiment de tristesse, voire de
souffrance. Plus intéressant est le parallèle qu’il fait entre le blues,
musique profane, et les spirituals, musique religieuse. Pour lui, de toute
évidence, ces deux styles musicaux sont les deux faces d’une même pièce. Par
contre, il associe le blues à la ville de New York, ce qui laisse entendre que
c’est une musique urbaine. André Shaeffner est donc le premier en France à
entreprendre une étude sérieuse sur le jazz. Pour le Blues, il semble qu’un
article d’une certaine Miriam Bauer paru dans le magasine La revue musicale soit sa source principale d’informations.
Nous le voyons, dans les années 20 le
blues est quasiment absent de notre pays et
parfaitement ignoré du public. En l’absence de disques et de toutes
promotions les seules opportunités d’en écouter se font au hasard de concerts
en très petit nombre. Le jazz lui aussi est pratiquement absent, le terme
servant en fait a designer la musique de variétés américaine. Quant aux
recherches sur le sujet, elles se limitent au seul livre de Shaeffner, à
destination de quelques intellectuels.
[1] Jean-Pol Schroeder, Histoire du jazz à Liège, Ed. Labor, Bruxelles, 1985, page 27.
[2] Jean Cocteau, L’art de Mistinguett, de Charlie Chaplin, du Jazz, Paris-Midi, 1919. Cité par Sebastian Danchin, dans son introduction au livre de Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. Clarb, 1994, page 11.
[3] Op. cit. note 1.
[4] Cet article, Ernest Ansermet, Sur un orchestre nègre, est reproduit dans Jazz Hot n°28, novembre-decembre 1938, page 4.
[5] Jazz Hot n°28, ibid, page 4.
[6] Des 1923 Sydney Bechet enregistre des blues, notamment Characteristic Blues avec le chanteur Clarence Williams.
[7] Gérard Herzhaft, Le Blues,P.U.F, Paris, 1986, page 27.
[8] La Revue du jazz n°4, octobre 1929, page 13.
[9] Jean Cocteau, op. cit. note 2.
[10] Charles Delaunay, Delaunay’s Dilemna : de la peinture au jazz, Mâcon, Ed. W, 1985, page 48.
[11] citation mentionnée par Jean-Paul Levet, Le Blues du Petit Larousse Illustré, in Soul Bag n° 147, page 48.
[12] Son oeuvre complète a été rééditée sur disque laser : il s’agit de Alberta Hunter, Complete Recorded Works In Chronological Order, Volume 1, 2 & 3, Document.
[13] Jean Buzelin, Bad luck blues, in Soul Bag n°101, page 34.
[14] Notes de pochette du disque Alberta Hunter, The London Sessions, 1934, E.M.I. Records.
[15] Remenber My Name, interview d’Alberta Hunter par Jean-Loup Bourget in Jazz Magasine n°266-267, page 29
[16] André Shaeffner, Le Jazz, Paris, Ed. Jean Michel Place, 1988. Réédition du livre paru en 1926.
[17] André Shaeffner, ibid. pages 93 et 94.