1) De nouveaux disques en France.
A partir de 1958 le nombre de disques
venu des Etats-Unis augmente considérablement. La concurrence devenant plus
forte, les différentes marques françaises achètent les droits sur nombres de
catalogues américains. Il devient désormais difficile de faire un bilan de tous
les réseaux de distribution.
London importe les catalogues Chess,
Specialty et Imperial. Vogue, et sa
filiale Jazz Sélection, continuent l’exploitation de Chess et Appollo, auxquels
s’ajoute Peacock. Philipps et sa filiale Fontana obtiennent la distribution de
Columbia. Une petite marque, Versailles, détient les droits sur le catalogue
Atlantic. Odéon a la distribution de la compagnie anglaise Top Rank, elle même
détentrice des labels Parlophone, Ace, King, Swing et Vee Jay. Barclay propose
les catalogues d’Atlantic et de Mercury. Polydor distribue Capitol, Brunswick
et Imperial. En plus, les grandes compagnies se mettent aussi à rééditer leurs
Catalogues : Paramount, Verve, Columbia
et RCA qui propose plusieurs collections sur le jazz : Classic of jazz, Jazz de
poche et Tresaury of jazz. A cela s’ajoute d’autres
labels mystérieux comme Pop ou President. Le début des années 60 voit une
explosion des enregistrements de blues en France, bien que selon Kurt Mohr,
aucun de ces disques ne se vendent à plus de 1000 exemplaires.
2) Blues and Rhythm Panorama.
Pour se tenir au courant des nouveautés
les amateurs peuvent écouter les émissions radiophoniques hebdomadaires
d’Hugues Panassié : Jazz Panorama, de Sim Copans : Panorama du
jazz américain et de Bernard Niquet : Les Rois du jazz, mais le
blues n’y est qu’occasionnel. Ils
disposent des articles d’Hugues Panassié dans le Bulletin du Hot Club de France
et de Jacques Demetre dans Jazz Hot. C’est à la fin des années 50 qu’ont
lieu les premières émissions télévisées sur le blues, grâce aux efforts de Jean
Christophe Averty[1].
Mais tout ceci est insuffisant. Il
devient évident qu’il faut créer un magasine spécifique pour rendre compte de
cette actualité. En 1959, c’est un belge, Serge Tonneau, qui fonde la première
revue consacrée à la musique populaire noire américaine : Rhythm and Blues Panorama.
Jacques Demètre et Kurt Mohr ne tardent pas à y faire des articles et des
discographies. Cependant, son tirage est limité. Elle n’est disponible en
France que par correspondance auprès d’un certain René Rassal, 24 rue grande
justice à Cambrai. Elle bénéficie d’une bonne critique du journal Jazz Hot : « à
conseiller pour les articles bluesy »[2].
Nous n’avons pas réussi à nous procurer des numéros de cette revue, ce qui
montre son peu de diffusion.
3) Les voyages aux Etats-Unis.
Loin de satisfaire les amateurs de jazz,
les nouveaux disques attisent au contraire la curiosité. En général, on ne sait
pratiquement rien des artistes qui enregistrent les morceaux qui arrivent en
France. Il devient donc de plus en plus nécessaire d’aller se renseigner aux
Etats-Unis.
L’un des tous premiers européens à
voyager dans le ghetto noir de Chicago est le belge Yannick Bruynoghe, à l’invitation
de Big Bill Broonzy. D’autres le suivent à partir de 1959.
a) Jacques Demètre.
Les buts du voyage de Jacques Demètre
sont multiples : il s’agit d’abord de voir comment s’organise le blues aux
Etats-Unis, comment vivent les musiciens, dans quels conditions, quelles sont
leurs relations avec leur public, quelle est leur popularité au sein de leur
communauté. « Lors
de notre séjour à Chicago, capitale du « pays du blues », nous avions
un double but : rencontrer aussi bien des jeunes bluesmen en activité que des
vétérans du blues, dont nous pressentions qu’ils devaient mener une vie obscure
et retirée »[3].
Enfin, il faut obtenir un maximum de renseignements discographiques auprès des
compagnies de disques américaines.
Grâce à ses rencontres en France, Jacques
Demetre dispose de quelques contacts aux Etats-Unis pour faciliter son séjour.
Il est invité par les pianistes Sammy Price et Champion Jack Dupree à New York,
ainsi que par le frère de Kurt Mohr, « Babs ». Il est accompagné dans
son voyage par un jeune passionné de blues, Marcel Chauvard. Les deux hommes
restent quatre semaines en Amérique, du 10 septembre au 10 octobre 1959[4].
La
première étape du voyage est New York. Ils rencontrent Champion Jack Dupree,
Sammy Price, Tarheel Slim, Willie Jones, Danny Taylor, Lafayette Thomas... Ils
participent aussi à plusieurs offices religieux, notamment au célèbre Apollo
Theatre, haut lieu de la musique afro-américaine, où ils voient les Ward
Singers, le Spirit of Memphis et Alex Bradford. Ils rencontrent aussi Henry
Glover, directeur d’un petit label, Old Town, et l’ethnomusicologue Sam
Charters qui a déjà effectué plusieurs voyages dans le sud des Etats-Unis.
Jacques
Demetre et Marcel Chauvard se rendent ensuite à Detroit. Ils rencontrent John
Lee Hooker, Little Sonny, Eddie « Guitar » Slim, Emmit Slay, T.J.
Fowler, le révérend C.L. Franklin, ainsi que le directeur de la petite marque
J.V.B : Joe Von Battle.
La
dernière étape de ce voyage est Chicago, la capitale du blues. Ils font la
connaissance d’Elmore James, Memphis Slim, Muddy Waters, James Cotton, Little
Walter, B.B. King, Howlin’ Wolf, Billy « The Kid » Emerson, Sunnyland
Slim, Buddy Guy, Otis Rush... Ils retrouvent plusieurs vétérans, tels Little
Brother Montgomery, Saint Louis Jimmy, Curtis Jones, Tampa Red et Kokomo
Arnold.
Le
bilan de ce voyage est largement positif. C’est d’abord un choc culturel
extraordinaire pour les deux journalistes : ils sont parmi les seuls européens
à avoir vu des bluesmen jouer leur musique au sein de leur communauté. Ensuite,
ils ont récolté une somme considérable d’informations, d’interviews, de
photographies (souvent en couleur), de renseignements discographiques, qui
servent par la suite à écrire d’autres articles[5].
Après ce voyage Jacques Demetre garde des contacts épistolaires constants avec
certains musiciens, ce qui lui fournit encore de précieux renseignements.
Surtout, la série d’articles sur ce
voyage a un impact énorme. Elle démontre que le blues n’est pas mort, qu’il
continue à être joué dans les ghettos et à être apprécié par tout une partie de
la population afro-américaine. Ces articles sont traduits en plusieurs langues
et paraissent en Angleterre, en Amérique et même en Pologne. En revanche ils ne
dépassent pas le cadre strict des amateurs de jazz.
b) Georges Adins.
Durant un mois, entre novembre et
décembre 1959, Georges Adins effectue un voyage diffèrent de celui de Jacques
Demètre[6].
Il commence son périple à Houston où il séjourne pendant une semaine avec le
guitariste Sam « Lightnin’ » Hopkins. Puis, il part pour Saint Louis
et rencontre l’harmoniciste Sonny Boy Williamson (Rice Miller). Il garde un
souvenir inoubliable de ces concerts dans les juke joints de la ville : « Des
les premières notes, je sais que je vais assister à une soirée de blues, une vraie
(...). Des femmes poussent des cris, des jeunes filles essuient le front
ruisselant de Sonny Boy, ceux qui ne dansent pas n’ont d’yeux que pour lui et
entourent l’estrade (...). A trois heures du matin l’ambiance est à son
maximum. Tout le monde est maintenant autour de l’estrade, à
« manger » du blues, au point qu’on oublie tout, On ne sens même plus
qu’on a soif et si on boit, c’est dans le verre du voisin »[7].
Sur les conseils de Sonny Boy il se rend ensuite à Chicago pour voir
Muddy Waters. Il le rencontre, ainsi que Saint Louis Jimmy, Little Walter,
Elmore James, Otis Spann, James Cotton, Pate Hare, Luther Tucker, Francis
Clay... Il rapporte plusieurs photos des artistes qu’il a côtoyé.
c) Paul Oliver.
En rentrant des Etats-Unis Jacques
Demetre rend compte de son voyage à l’Anglais Paul Oliver. Celui-ci est
tellement emballé qu’il décide de partir. En 1960, il parcourt les Etats-Unis,
visitant les villes de Detroit, Chicago, Memphis, Clarksdale, Dallas,
différentes villes de Louisiane, Houston, Saint Louis... Il voyage avec sa
femme et la présence occasionnelle des ethnomusicologues Harris Oster et Chris
Strachwitz. Comme Jacques Demètre, il rapporte quantité de renseignements,
ainsi que les enregistrements de plusieurs musiciens. Les informations sont
suffisamment importantes pour donner naissance à un livre. L’originalité de cet
ouvrage est de mettre en relation le blues et l’histoire afro-américain, et de
montrer combien les deux sont inséparables. Ce livre est traduit par Sim Copans
et Jacques Demètre. Il parait en France en 1962 sous le titre Le Monde du
blues. Il bénéficie d’une campagne de promotion sans précédent. Il
est naturellement le sujet d’une émission radiophonique de Sim Copans. On parle
aussi du Monde
du blues à la télévision, dans le cadre d’une émission littéraire
intitulée Lecture
pour tous, toujours avec Sim Copans[8].
Partout la presse en dit le plus grand bien : « un des ouvrages les plus
remarquables de ces dernières années (La Voix ouvrière). Un extraordinaire
document humain (La Croix)... »[9].
Seul Yannick Bruynoghe en fait une mauvaise critique dans le Bulletin du
Hot Club de France[10].
C’est en tout cas le premier livre sur le
blues qui arrive à sortir du cadre des amateurs de jazz et à toucher le grand
public.
[1] Jean Christophe Averty, Way Down The Mississippi, diffusé le 19 décembre 1959.
Jean Christophe Averty, Hommage à King Oliver, diffusé le 30 janvier 1960.
Jean Christophe Averty, Hommage à Bessie Smith, diffusé le 20 février 1960.
Jean Christophe Averty, Hommage à Clarence Williams, diffusé le 25 juin 1960.
Jean Christophe Averty, Singing The Blues, Mae Mercer Blues, diffusé le 19 mai 1962.
[2] Critique de Jean Tronchot in Jazz Hot n° 174, mars 1962, page 30.
[3] Jacques Demetre, Interview de Saint Louis Jimmy, in Jazz Hot n° 169, octobre 1961, page 26.
[4] Le récit du voyage de Jacques Demetre parait en une suite de six articles dans les numéros 149 à 154 de Jazz Hot, de décembre 1959 à mai 1960. Ces articles ont été regroupés dans le livre Marcel Chauvard et Jacques Demetre, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994.
[5] On peut donner comme exemples : Jacques Demetre, Interview d’Howlin’ Wolf, in Jazz Hot n° 171, decembre 1961, page 28. Les Jeunes du blues, in Jazz Hot n° 176, mai 1962...
[6] Le récit de son voyage parait dans les numéros 96, 98, 101 et 102 du Bulletin du Hot Club de France, de mars 1960 à novembre 1960.
[7] Georges Adins, Sonny Boy Williamson, in Bulletin du Hot Club de France n° 96, mars 1960, page 10.
[8] Jean Prat, Lecture pour tous, émission diffussée le 24 octobre 1962.
[9] Publicité du Monde du blues, in Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 9.
[10] Bulletin du Hot Club de France n° 123, decembre 1962, page 32.