Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962 par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
<<< Retour  |  index  |   Suite >>>

CHAPITRE XI
DE NOUVELLES RECHERCHES

 

 

       1) De nouveaux disques en France.

 

       A partir de 1958 le nombre de disques venu des Etats-Unis augmente considérablement. La concurrence devenant plus forte, les différentes marques françaises achètent les droits sur nombres de catalogues américains. Il devient désormais difficile de faire un bilan de tous les réseaux de distribution.

       London importe les catalogues Chess, Specialty et Imperial.  Vogue, et sa filiale Jazz Sélection, continuent l’exploitation de Chess et Appollo, auxquels s’ajoute Peacock. Philipps et sa filiale Fontana obtiennent la distribution de Columbia. Une petite marque, Versailles, détient les droits sur le catalogue Atlantic. Odéon a la distribution de la compagnie anglaise Top Rank, elle même détentrice des labels Parlophone, Ace, King, Swing et Vee Jay. Barclay propose les catalogues d’Atlantic et de Mercury. Polydor distribue Capitol, Brunswick et Imperial. En plus, les grandes compagnies se mettent aussi à rééditer leurs Catalogues :  Paramount, Verve, Columbia et RCA qui propose plusieurs collections sur le jazz : Classic of jazz, Jazz de poche et Tresaury of jazz. A cela s’ajoute d’autres labels mystérieux comme Pop ou President. Le début des années 60 voit une explosion des enregistrements de blues en France, bien que selon Kurt Mohr, aucun de ces disques ne se vendent à plus de 1000 exemplaires.   

      

       2) Blues and Rhythm Panorama.

      

       Pour se tenir au courant des nouveautés les amateurs peuvent écouter les émissions radiophoniques hebdomadaires d’Hugues Panassié : Jazz Panorama, de Sim Copans : Panorama du jazz américain et de Bernard Niquet : Les Rois du jazz, mais le blues n’y est qu’occasionnel.  Ils disposent des articles d’Hugues Panassié dans le Bulletin du Hot Club de France et de Jacques Demetre dans Jazz Hot. C’est à la fin des années 50 qu’ont lieu les premières émissions télévisées sur le blues, grâce aux efforts de Jean Christophe Averty[1].  

       Mais tout ceci est insuffisant. Il devient évident qu’il faut créer un magasine spécifique pour rendre compte de cette actualité. En 1959, c’est un belge, Serge Tonneau, qui fonde la première revue consacrée à la musique populaire noire américaine : Rhythm and Blues Panorama. Jacques Demètre et Kurt Mohr ne tardent pas à y faire des articles et des discographies. Cependant, son tirage est limité. Elle n’est disponible en France que par correspondance auprès d’un certain René Rassal, 24 rue grande justice à Cambrai. Elle bénéficie d’une bonne critique du journal Jazz Hot : « à conseiller pour les articles bluesy »[2]. Nous n’avons pas réussi à nous procurer des numéros de cette revue, ce qui montre son peu de diffusion.    

 

       3) Les voyages aux Etats-Unis.

 

       Loin de satisfaire les amateurs de jazz, les nouveaux disques attisent au contraire la curiosité. En général, on ne sait pratiquement rien des artistes qui enregistrent les morceaux qui arrivent en France. Il devient donc de plus en plus nécessaire d’aller se renseigner aux Etats-Unis.

       L’un des tous premiers européens à voyager dans le ghetto noir de Chicago est le belge Yannick Bruynoghe, à l’invitation de Big Bill Broonzy. D’autres le suivent à partir de 1959.

 

 

 

       a) Jacques Demètre. 

 

       Les buts du voyage de Jacques Demètre sont multiples : il s’agit d’abord de voir comment s’organise le blues aux Etats-Unis, comment vivent les musiciens, dans quels conditions, quelles sont leurs relations avec leur public, quelle est leur popularité au sein de leur communauté. « Lors de notre séjour à Chicago, capitale du « pays du blues », nous avions un double but : rencontrer aussi bien des jeunes bluesmen en activité que des vétérans du blues, dont nous pressentions qu’ils devaient mener une vie obscure et retirée »[3]. Enfin, il faut obtenir un maximum de renseignements discographiques auprès des compagnies de disques américaines.

       Grâce à ses rencontres en France, Jacques Demetre dispose de quelques contacts aux Etats-Unis pour faciliter son séjour. Il est invité par les pianistes Sammy Price et Champion Jack Dupree à New York, ainsi que par le frère de Kurt Mohr, « Babs ». Il est accompagné dans son voyage par un jeune passionné de blues, Marcel Chauvard. Les deux hommes restent quatre semaines en Amérique, du 10 septembre au 10 octobre 1959[4].

La première étape du voyage est New York. Ils rencontrent Champion Jack Dupree, Sammy Price, Tarheel Slim, Willie Jones, Danny Taylor, Lafayette Thomas... Ils participent aussi à plusieurs offices religieux, notamment au célèbre Apollo Theatre, haut lieu de la musique afro-américaine, où ils voient les Ward Singers, le Spirit of Memphis et Alex Bradford. Ils rencontrent aussi Henry Glover, directeur d’un petit label, Old Town, et l’ethnomusicologue Sam Charters qui a déjà effectué plusieurs voyages dans le sud des Etats-Unis.

Jacques Demetre et Marcel Chauvard se rendent ensuite à Detroit. Ils rencontrent John Lee Hooker, Little Sonny, Eddie « Guitar » Slim, Emmit Slay, T.J. Fowler, le révérend C.L. Franklin, ainsi que le directeur de la petite marque J.V.B : Joe Von Battle.

La dernière étape de ce voyage est Chicago, la capitale du blues. Ils font la connaissance d’Elmore James, Memphis Slim, Muddy Waters, James Cotton, Little Walter, B.B. King, Howlin’ Wolf, Billy « The Kid » Emerson, Sunnyland Slim, Buddy Guy, Otis Rush... Ils retrouvent plusieurs vétérans, tels Little Brother Montgomery, Saint Louis Jimmy, Curtis Jones, Tampa Red et Kokomo Arnold.

Le bilan de ce voyage est largement positif. C’est d’abord un choc culturel extraordinaire pour les deux journalistes : ils sont parmi les seuls européens à avoir vu des bluesmen jouer leur musique au sein de leur communauté. Ensuite, ils ont récolté une somme considérable d’informations, d’interviews, de photographies (souvent en couleur), de renseignements discographiques, qui servent par la suite à écrire d’autres articles[5]. Après ce voyage Jacques Demetre garde des contacts épistolaires constants avec certains musiciens, ce qui lui fournit encore de précieux renseignements. 

       Surtout, la série d’articles sur ce voyage a un impact énorme. Elle démontre que le blues n’est pas mort, qu’il continue à être joué dans les ghettos et à être apprécié par tout une partie de la population afro-américaine. Ces articles sont traduits en plusieurs langues et paraissent en Angleterre, en Amérique et même en Pologne. En revanche ils ne dépassent pas le cadre strict des amateurs de jazz.

 

       b) Georges Adins.

 

       Durant un mois, entre novembre et décembre 1959, Georges Adins effectue un voyage diffèrent de celui de Jacques Demètre[6]. Il commence son périple à Houston où il séjourne pendant une semaine avec le guitariste Sam « Lightnin’ » Hopkins. Puis, il part pour Saint Louis et rencontre l’harmoniciste Sonny Boy Williamson (Rice Miller). Il garde un souvenir inoubliable de ces concerts dans les juke joints de la ville : « Des les premières notes, je sais que je vais assister à une soirée de blues, une vraie (...). Des femmes poussent des cris, des jeunes filles essuient le front ruisselant de Sonny Boy, ceux qui ne dansent pas n’ont d’yeux que pour lui et entourent l’estrade (...). A trois heures du matin l’ambiance est à son maximum. Tout le monde est maintenant autour de l’estrade, à « manger » du blues, au point qu’on oublie tout, On ne sens même plus qu’on a soif et si on boit, c’est dans le verre du voisin »[7]. Sur les conseils de Sonny Boy il se rend ensuite à Chicago pour voir Muddy Waters. Il le rencontre, ainsi que Saint Louis Jimmy, Little Walter, Elmore James, Otis Spann, James Cotton, Pate Hare, Luther Tucker, Francis Clay... Il rapporte plusieurs photos des artistes qu’il a côtoyé.

 

       c) Paul Oliver.            

 

       En rentrant des Etats-Unis Jacques Demetre rend compte de son voyage à l’Anglais Paul Oliver. Celui-ci est tellement emballé qu’il décide de partir. En 1960, il parcourt les Etats-Unis, visitant les villes de Detroit, Chicago, Memphis, Clarksdale, Dallas, différentes villes de Louisiane, Houston, Saint Louis... Il voyage avec sa femme et la présence occasionnelle des ethnomusicologues Harris Oster et Chris Strachwitz. Comme Jacques Demètre, il rapporte quantité de renseignements, ainsi que les enregistrements de plusieurs musiciens. Les informations sont suffisamment importantes pour donner naissance à un livre. L’originalité de cet ouvrage est de mettre en relation le blues et l’histoire afro-américain, et de montrer combien les deux sont inséparables. Ce livre est traduit par Sim Copans et Jacques Demètre. Il parait en France en 1962 sous le titre Le Monde du blues. Il bénéficie d’une campagne de promotion sans précédent. Il est naturellement le sujet d’une émission radiophonique de Sim Copans. On parle aussi du Monde du blues à la télévision, dans le cadre d’une émission littéraire intitulée Lecture pour tous, toujours avec Sim Copans[8]. Partout la presse en dit le plus grand bien : « un des ouvrages les plus remarquables de ces dernières années (La Voix ouvrière). Un extraordinaire document humain (La Croix)... »[9]. Seul Yannick Bruynoghe en fait une mauvaise critique dans le Bulletin du Hot Club de France[10].

       C’est en tout cas le premier livre sur le blues qui arrive à sortir du cadre des amateurs de jazz et à toucher le grand public.      

 

 

 



[1] Jean Christophe Averty, Way Down The Mississippi, diffusé le 19 décembre 1959.

Jean Christophe Averty, Hommage à King Oliver, diffusé le 30 janvier 1960.

Jean Christophe Averty, Hommage à Bessie Smith, diffusé le 20 février 1960.

Jean Christophe Averty, Hommage à Clarence Williams, diffusé le 25 juin 1960.

Jean Christophe Averty, Singing The Blues,  Mae Mercer Blues, diffusé le 19 mai 1962.  

[2] Critique de Jean Tronchot in Jazz Hot n° 174, mars 1962, page 30.

[3] Jacques Demetre, Interview de Saint Louis Jimmy, in Jazz Hot n° 169, octobre 1961, page 26.

[4] Le récit du voyage de Jacques Demetre parait en une suite de six articles dans les numéros 149 à 154 de Jazz Hot, de décembre 1959 à mai 1960. Ces articles ont été regroupés dans le livre Marcel Chauvard et Jacques Demetre, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994.

[5] On peut donner comme exemples : Jacques Demetre, Interview d’Howlin’ Wolf, in Jazz Hot n° 171, decembre 1961, page 28. Les Jeunes du blues, in Jazz Hot n° 176, mai 1962...

[6] Le récit de son voyage parait dans les numéros 96, 98, 101 et 102 du Bulletin du Hot Club de France, de mars 1960 à novembre 1960.

[7] Georges Adins, Sonny Boy Williamson, in Bulletin du Hot Club de France n° 96, mars 1960, page 10.

[8] Jean Prat, Lecture pour tous, émission diffussée le 24 octobre 1962.

[9] Publicité du Monde du blues, in Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 9.

[10] Bulletin du Hot Club de France n° 123, decembre 1962, page 32.


"Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962" par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
©1997- 2002 - Tous Droits Réservés

<<< Retour  |  index  |   Suite >>>