Le rock and roll
constitue une étape essentielle dans la découverte du blues par les Français.
Nous n’entendons pas faire une étude ayant pour sujet « les Français découvrent le rock and
roll ». D’autres s’en sont déjà chargés. Nous voulons seulement
souligner comment cette mode née au Etats-Unis a facilité l’implantation du
blues dans notre pays.
1) La naissance du
Rock and Roll.
Le rock and roll est
né aux Etats-Unis au milieu des années 50. Il est le témoignage d’un changement
profond de la société américaine. La jeunesse s’affirme en particulier par des
goûts musicaux différents, en achetant de nouveaux disques, fortement marqués
par la country et le Rhythm and Blues. En 1953 Bill Haley installe dans le
hit-parade pop, jusque là occupé par des chanteurs comme Frank Sinatra ou Bing
Crosby, un premier « rock », Crazy Man Crazy. En 1955 c’est au tour de Rock around
the Clock de connaître le succès. Comme le souligne Gérard Herzhaft,
« Haley
transforme son succès en un véritable phénomène de société et fait du Rock and
Roll la musique des jeunes de toute l’Amérique »[1].
Ce faisant, il ouvre la voie à de nombreux chanteurs du sud qui
connaissent à leur tour d’importants succès commerciaux : Elvis Presley, Carl
Perkins, Jerry Lee Lewis, Buddy Holly, Gene Vincent, Johnny Burnett...
Fortement influencés par la musique noire, ils reprennent de nombreux blues : That all
Right Mama de Big Boy Crudup par Elvis Presley, Whole Lot Of Shakin’ Goin’ On
de Big Maybelle par Jerry Lee Lewis, Matchbox Blues de Blind Lemon Jefferson
par Carl Perkins...
Cependant, un
phénomène nouveau se produit. Les jeunes se mettent aussi à acheter des disques
de Rhythm and Blues. Jusqu’à présent les artistes noirs n’arrivaient pas à
pénétrer le marché blanc du disque. La barrière raciale semblait
infranchissable. Puis, grâce à certains disc-jockeys comme Alan Freed, des
musiciens afro-américains arrivent à s’intégrer à la mode du Rock and Roll et
connaissent eux aussi la gloire : Little Richard, Chuck Berry, Big Joe Turner,
Fats Domino, Big Jay McNeely, Screamin’ Jay Hawkins...
2) L’arrivée du
Rock and Roll en France.
Dès la fin de l’année
1956 parait en France sur la marque Mercury, distribuée par Barclay, un 33
tours du saxophoniste Red Prysock, intitulé [2]Rock and
Roll. Les premiers Français à observer cette mode sont bien sur les
amateurs de jazz. En général, ils considèrent cette nouvelle musique comme une
dégénérescence du jazz peu digne d’intérêt. Le musicien Alix Combelle par
exemple, condamne cette nouvelle forme musicale dans un article virulent qui
parait dans le Bulletin du Hot Club de France[3]. Boris Vian qui n’aime pas non plus cette
musique, enregistre avec la complicité d’Henri Salvador, une parodie des
disques d’Elvis Presley qu’il vient de recevoir des Etats-Unis grâce à Michel
Legrand. Signant les morceaux des pseudonymes de Vernon Sinclair et Henry
Cording, ils enregistrent les premiers rocks français de l’histoire[4].
Deux ans plus tard ils profitent du passage du trompettiste Quincy Jones pour
graver avec lui un blues en français : Blouse du dentiste.
A partir de 1957, plusieurs disques paraissent avec
l’étiquette Rock and Roll. Le label London édite plusieurs enregistrements de
Fats Domino[5], de
Big Joe Turner[6] et de
Little Richard[7]. A
partir de 1960 la marque Polydor propose elle aussi quelques 45 tours de Fats
Domino[8].
Une petite marque, Versailles, arrive à acheter à la fin des années 50 le
catalogue américain Atlantic. Elle édite également sous le terme de Rock and
Roll plusieurs disques de Big Joe Turner[9],
Lavern Baker[10] et
Ray Charles[11]. De
nombreuses compilations voient le jour, proposant des ensembles hétéroclites de
musiciens. Ces disques sont en général chroniqués dans les magasines de jazz
avec les autres disques de blues. Cependant, ils sortent en petit nombre
d’exemplaires, les réseaux de distributions sont encore très limités et sont
achetés d’avantage par les amateurs de jazz que par le grand public.
Au début de l’année
1959 a lieu une tournée, baptisée Rock and Roll, du trompettiste Cootie
Williams. Elle se termine à Paris devant le public de l’Olympia. Williams est
accompagné par le bluesman Larry Dale, dont les solos de guitare provoquent la
colère des amateurs de jazz. Seul Hugues Panassié défend le musicien : « Larry
Dale est un superbe guitariste de blues ».[12]
3) La période
Yé-yé.
Le Rock and Roll est
d’abord connu en France par le grand public grâce au cinéma. Dès 1957 sont
diffusés les premiers films d’Elvis Presley. L’un d’eux, Love In, donne à Dick Rivers
son nom de scène : c’était celui d’Elvis Presley dans le film. En 1957 parait The Girl
Can’t Help It (traduit par La Blonde et moi), avec Little Richard,
Fats Domino,Gene Vincent, Eddie Cochran... Ces films et quelques disques,
inspirent de nouveaux musiciens : Richard Anthony, Billy Bridge, Dick Rivers et
Les Chats Sauvages,. Au Golf Drouaut se produisent régulièrement Johnny
Halliday, Eddie Mitchell et Les Chaussettes noires. Ces nouveaux musiciens
issus de la vague yé-yé sont responsables de nombreuses adaptations de morceaux
américains, parmi lesquels, sans le savoir, quelques blues et morceaux de RnB :
Richard Anthony chante dès 1958 Nouvelle vague, en fait une chanson des
Coasters (Three
Cool Cats), Dick Rivers adapte What’d I Say de Ray Charles sous le titre Est-ce que
tu le sais...
Ces nouvelles musiques bénéficient à partir de 1959 de
plusieurs facteurs qui assurent leurs succès auprès des français. Il se produit
un phénomène d’identification : le Rock and Roll est joué par des jeunes et
s’adresse à un public de jeunes. Il est lié à une série de progrès techniques
importants : l’invention du pick up permet d’écouter des disques plus
facilement. Le disque, même s’il reste un produit de luxe, devient plus accessible
: un 45 tours coûte un peu plus cher qu’une place de cinéma. L’invention du
transistor permet une écoute de la radio à peu prés dans n’importe quel
endroit. En 1959 est créé l’émission Salut les copains, diffusée tous les jours
à la sortie des écoles sur Europe 1. Signalons que son générique, Last Night,
est un blues instrumental des Mar-Keys. Toujours sur Europe 1, la même année,
est diffusée Pour ceux qui aiment le jazz, animée par Frank Ténot et
Daniel Filipacchi. On peut y entendre occasionnellement du blues. Enfin, les
techniques dans les studios d’enregistrements s’améliorent et on n’hésite plus
à faire appel à du personnel qualifié. Mickey Baker, guitariste de blues et de
RnB, venu à Paris en 1962 est engagé par Kurt Mohr, responsable du catalogue
jazz d’Odéon. Ensemble ils lancent le chanteur Billie Bridge et une nouvelle
danse : le Madison[13].
Les yéyés jouent un
rôle important dans la découverte du blues en France. Par leurs traductions et
leurs adaptations ils font connaître indirectement la musique américaine au
grand public. C’est ensuite seulement que ce public découvre les morceaux
originaux des artistes noirs.
[1] Gerard Herzaft, La Country-music, Paris, PUF, col.. Que sais-je ?, 1984, page 85.
[2] Red Prysock, Rock and Roll (Mercury MP 7104).
[3] Alix Combelle, Sur le Rock and Roll, in Bulletin du Hot Club de France n° 62, novembre 1956, pages 5 et 6.
[4] notes du coffret, Boris Vian et ses interpretes, Polygram 845 918-2, page 12.
[5] Fats Domino (London HA-U-2028), Fats Domino (London HA-P-2041), Fats Domino (London HA-P-2052)...
[6] Big Joe Turner (London HL-E 8332), Big Joe Turner (London HL-E 8357)...
[7] Little Richard (London HA 0 2055).
[8] Fats Domino (Polydor 27.702), Fats Domino (Polydor 27.707), Fats Domino (Polydor 27.709)...
[9] Joe Turner (Versailles STDX 8005)...
[10] Lavern Baker (Versailles 90 .5194)...
[11] Ray Charles (Versailles 90 M 193)...
[12] Hugues Panassié, Polémique autour de Cootie Williams, in Bulletin du Hot Club de France n° 86, mars 1959, page 11.
[13] interview de Kurt Mohr réalisée le 31 janvier 1997.