Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962 par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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CHAPITRE XIII
LE MOUVEMENT FOLK

 

       1) La naissance du mouvement folk.

 

       Au milieu des années 30 nait le mouvement folk dans les cabarets chics de Greenwich Village à New York. Leadbelly est le premier noir à jouer pour ce public blanc, amateur de chansons folkloriques, dès 1934. Il est rejoint par la suite par les guitaristes Josh White et Big Bill Broonzy qui jouent avec d’autres musiciens blancs comme Woody Guthrie ou Pete Seeger.

       A la fin des années 50 cette scène folk devient plus active, en partie en réaction contre le rock and roll. Beaucoup de jeunes étudiants commencent à s’intéresser au folklore de leur pays. Musique folklorique par excellence, le blues profite grandement de cet engouement. On parle alors de blues revival. Suivant l’exemple de l’ethnologue Alan Lomax, beaucoup de campagnes de recherches sont organisées dans le sud des Etats-Unis, afin de trouver ou de retrouver des musiciens talentueux et les enregistrer. Ces musicologues ont pour nom Frederick Ramsey Jr, Harris Oster, John Brian, Pete Welding, Mack McCormick, Chris Strachwitz[1]... De nouveaux artistes sont découverts comme Snooks Eaglin’, Mance Lipscomb, Robert Pete Williams... D’autres sont redécouverts alors qu’ils n’avaient plus enregistré depuis des années : Lil’ Son Jackson, Big Joe Williams, Mercy Dee... D’autres enfin profitent de cette nouvelle mode des blancs pour le blues pour échanger leurs guitares électriques contre des guitares acoustiques et adopter un répertoire plus folklorique afin de conquérir ce nouveau public : Memphis Slim et Willie Dixon, Sam « Lightnin’ » Hopkins, John Lee Hooker...

       C’est au début des années 60 que les premières associations de blues se créent aux Etats-Unis. L’une d’elle, l’International Blues Society, est présidée par Chris Strachwitz. En 1960, il adresse un message aux amateurs de blues français. Il leur demande une aide financière afin de pouvoir éditer les premiers disques de la marque qu’il vient de lancer : Arhoolie. «... le but est d’enregistrer les grands spécialistes du blues dans l’atmosphère la plus détendue, la moins commerciale possible »[2] . Ces associations donnent naissance à de nouveaux labels indépendant : Delmark, Folkways, Prestige / Bluesville... Cette dernière se sert des articles de Jacques Demètre traduits en anglais pour retrouver et enregistrer les artistes Curtis Jones, Tampa Red et Saint Louis Jimmy. Enfin d’anciennes compagnies, comme Brunswick ou Vanguard par exemple, réorientent une partie de leur catalogue à destination de ce public folk.

 

       2) Les conséquences du mouvement folk en France. 

 

       A partir de 1960 les premiers disques du blues revival arrivent en France. Ils sont en nombre restreints.  La marque Candid est distribuée par Sinfonia (68 avenue des Champs Elysées) et propose des 33 tours du guitariste Lightnin’ Hopkins[3] et du pianiste Otis Spann[4]. Folkways, distribué par Ricordi, édite aussi dans notre pays des disques de Lightnin’ Hopkins[5] et de Big Bill Broonzy[6]. Le label Riverside édite quelques faces de John Lee Hooker[7]. Enfin, Prestige distribue des enregistrement de Memphis Slim[8], de Brownie McGhee et Sonny Terry[9], et de Lightnin’ Hopkins[10].

       Grâce à ce blues revival les bluesmen peuvent tourner en Europe. Certains même s’installent sur le vieux continent. A cela deux raisons. D’abord, les musiciens peuvent relancer leurs carrières. Aux Etats-Unis le blues est de moins en moins apprécié par le public noir à partir des années 60. De nouvelles compagnies comme Motown ou Stax apportent des sons nouveaux. Le blues est de plus en plus délaissé au profit de la soul. Les nouvelles vedettes ont pour nom Ray Charles, Otis Redding, Sam Cook, James Brown... Ensuite, les bluesmen échappent au racisme et à la ségrégation en venant en Europe. Lors de son voyage, Jacques Demètre remarque que la petite amie de Memphis Slim est blanche[11]. Or, ce pianiste est un des premiers bluesmen à s’établir définitivement en Europe. 

 

       a) Memphis Slim.

 

       De son vrai nom Peter Chatman, ce pianiste protégé de Big Bill Broonzy a connu de nombreux succès auprès du public noir au cours des années 40. A partir de 1959 il s’associe avec le contrebassiste Willie Dixon et se produit à New York pour le public blanc. Cela lui permet de venir en France pour la première fois en mai 1961, pour une tournée de deux mois qui passe par Limoge, Montauban, Marseille, Bayonne, Bordeaux, Pau, Le Mans, Nancy, Metz, Lille, Paris et Rennes. L’organisateur de la tournée est Philippe Hauvuy, un membre du Hot Club de France. Cette tournée connaît un tel succès qu’elle fait dire à Jacques Demètre, à l’issu d’un concert à Paris le 27 mai à l’Olympia : « A première vue, l’organisation d’un tel concert semblait une gageure (...) C’est devant une assistance plus qu’honorable de prés de 500 personnes que le concert s’est déroulé (...). Ainsi est démontré la possibilité pour un bluesman de se produire seul pendant plus de deux heures devant un public français »[12]. Cet avis est partagé par Philippe Hauvuy pour qui cette tournée française s’est révélée rentable à tous points de vue : « La tournée de Memphis Slim a donc procuré à près de 5000 personnes un plaisir sans mélange (...). Voir et entendre les grands musiciens et chanteurs de blues peut devenir un spectacle plus courant en France, en Belgique, en Suisse, si les mêmes bonnes volontés - et d’autres nouvelles - veulent bien continuer à nous aider »[13].

       Le succès de la tournée décide Memphis Slim à s’établir définitivement en France. Il enregistre abondamment[14] et participe à de nombreuses émissions de télévision[15]. Le cabaret Les Trois Mailletz devient son quartier général. Signalons aussi que le bluesman a influencé plusieurs pianistes français (Jean Paul Amouroux, Jean Pierre Bertrand...).

 

       b) Champion Jack Dupree.

 

         Champion Jack Dupree est un pianiste né à la Nouvelle Orléans en 1910. Il enregistre ses premiers disques en 1940 et obtient de nombreux succès. Surtout, dès 1958, il entretient des rapports épistolaires constants avec Jacques Demetre et l’héberge lors de son voyage à New York. Il est le premier bluesman à s’installer définitivement en Europe à partir de 1959, en Angleterre.

       Fort du succès de la tournée de Memphis Slim, Philippe Hauvuy décide de faire venir Jack Dupree en France en octobre 1961. Le bluesman joue successivement à Bayonne, Bordeaux, Montauban, Pau, Limoges, Le Mans, Dieppe, Rennes, Metz, Nancy, Paris et Alger[16]. Tout comme Memphis Slim, la tournée de Champion Jack Dupree est une réussite. Après 1962, le bluesman revient souvent dans notre pays.        

 

       c) Curtis Jones.

 

       Curtis Jones est un pianiste qui est né au Texas en 1906. Monté à Chicago dans les années 30, il obtient plusieurs succès importants avant la guerre en enregistrant pour la marque Bluebird. Après la guerre les goûts musicaux du public afro-américain ont changé et Curtis Jones disparaît. Il est retrouvé par Jacques Demetre lors de son voyage, alors qu’il vit dans la misère la plus complète. Grâce aux articles de Jacques Demetre qui sont traduits en anglais, Curtis Jones entame une nouvelle carrière. Il enregistre un disque pour la marque Prestige / Bluesville[17], ce qui lui permet de venir en Europe. En 1962 il a quelques engagements occasionnels à Lilles et à Strasbourg. En octobre il est engagé à Paris au caveau des Trois Mailletz. Le critique Jacques André écrit :  « Artiste consciencieux et pur, Curtis Jones ne saurait décevoir son auditoire. Son vocal empreint de la plus grande sincérité captive le plus récalcitrant. Quant à sa technique du clavier, elle est fascinante. Il est en effet un des meilleurs spécialiste du boogie woogie »[18]. Après 1962 Curtis Jones revient occasionnellement en France. Il meurt en 1971.

 

       2) Le rock anglais.

 

       Outre manche le blues connaît un succès grandissant. Après les tournées de Big Bill Broonzy, de jeunes musiciens anglais s’initient au blues. Ils ont l’avantage sur les Français de ne pas avoir l’obstacle de la langue. Quand arrive le blues revival des Etats-Unis, les Anglais sont les premiers à en profiter. Outre Champion Jack Dupree qui s’installe à Londres dès 1959, de nombreux bluesmen viennent se produire au Royaume Uni : Muddy Waters, James Cotton, Roosevelt Sykes, Howlin’ Wolf. Les jeunes musiciens anglais sont très impressionnés par ces artistes noirs. Dès le début des années 60 une scène du blues anglais s’est constituée, dirigée par le guitariste Alex Korner. Nous n’avons pas trouvé d’enregistrements de ces musiciens anglais avant 1962. Les Rollin’ Stones n’enregistrent leur premier disque qu’en 1963. Pourtant, lors d’une émission de radio, le producteur Alain Rivet dit être déjà au courant de cette scène du blues anglo-saxon en 1961[19]. Peut-être certains Français ont-ils pu se familiariser avec le blues à l’occasion d’un voyage en Angleterre. Nous tenions à le signaler.

 

       3) L’American Folk Blues Festival. 

 

       Cependant, c’est l’American Folk Blues Festival (l’A.F.B.F.) qui fait vraiment connaître le blues aux Européens. A la fin des années 50 deux Allemands amateurs de jazz, Horst Lippmann et Fritz Rau, décident de populariser le blues. Ils mettent sur pied un festival avec les artistes John Lee Hooker, Memphis Slim, Willie Dixon, Sonny Terry, Brownie McGhee, Helen Humes, Shakey Jake, T. Bone Walker et Jump Jackson. La vocation de ce festival est d’être pédagogique. Les musiciens représentent différents aspects du blues : la cote ouest avec T. Bone, le piedmont avec Sonny Terry et Brownie McGhee, Detroit avec John Lee Hooker... Le livret du festival est très documenté, renseignant à la fois sur les musiciens et sur l’histoire du blues.

       Ce premier festival de blues à lieu à l’Olympia le 20 octobre 1962. Deux séances sont prévues : une à 20 heures et l’autre à 22 heures. Elles sont toutes les deux complètes. Parmi les spectateurs on trouve des amateurs de jazz, mais aussi  un public plus jeune, issu de la mode yé-yé. Le festival est un grand succès. « Comme on peut le constater, ces deux concerts étaient remarquablement conçus et réalisés. A la fois variés et captivants, ils se sont déroulés  pendant plus de deux heures chacun, sans l’ombre d’une monotonie ou d’un ennui quelconque chez les spectateurs »[20] écrit Jacques Demetre. Un incident vient cependant troublé le festival : T. Bone Walker est en train de chanter, il commence à faire le grand écart et à jouer de la guitare dans le dos en même temps. « Ici commence l’affliction : des hués (poussées par une vingtaine de muffles) retentirent pendant ce dernier morceau et reprirent lorsque T. Bone eu fini de jouer »[21]. Le même incident se reproduit quand T. Bone revient sur scène pour le second concert, à la grande colère d’Hugues Panassié qui menace d’en venir aux mains avec les fauteurs de troubles ! Mis à part cet incident, le festival est une vraie réussite. Et Jacques Demetre de conclure : « Pour la première fois en effet, le blues authentique sort des clubs d’initiés et s’installe en position de force dans une des plus grande salle parisienne. Désormais, les portes de Paris sont largement ouvertes aux autres grands du blues : Lightnin’ Hopkins, Muddy Waters, Elmore James, Howlin’ Wolf, Little Walter et B.B. King »[22].         

   

        Conclusion.

 

       A partir de la fin des années 50 on assiste à un phénomène de popularisation de la musique noire américaine, grâce d’une part à une accélération des études dans les milieux du jazz, d’autre part aux mouvements du rock and roll puis du folk.

       L’A.F.B.F, qui fait véritablement découvrir le blues au grand public français, est la réunion de ces deux phénomènes, ce que montre son public hétéroclite, constitué de personnes de tous âges. Le succès de l’A.F.B.F. est tel que la tournée, qui au départ devait être unique, devient annuel.

 

 

 

 



[1] Lire à ce sujet John H. Conley, Don’t Leave Me Here, in Lawrence Cohn (dir.), Nothing But The Blues, Paris, Abbeville Press, 1994, pages 265 à 311.

[2] Bulletin du Hot Club de France n° 98, mai-juin 1960, page 40.

[3] Lightnin’ Hopkins, Lightnin’ in New York, Candid 8010.

[4] Otis Spann, Otis Spann is the Blues, Candid 8001.

[5] Lightnin’ Hopkins (Folkways FS 3822). 

[6] Big Bill Broonzy (Folkways FA 2336).

[7] John Lee Hooker (Riverside RLP 12-838).

[8] Memphis Slim, Just Blues (Prestige BVLP 1018).

[9] Brownie McGhee & Sonny Terry, Blues and Folk (Prestige 1005).

[10] Lightnin’ Hopkins (Prestige BVLP 1019).

[11] Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994, page 95.

[12] Jacques Demetre, Memphis Slim à l’Olympia, in Jazz Hot n° 167, aout 1961, page 48.

[13] Bulletin du Hot Club de France n° 109, juillet-aout 1961, page 9.

[14] Memphis Slim, Memphis Slim à Bayonne (Agorilla AG- 33-02), Piano solo, boogie woogie et blues (Odéon XOC-181 P).

[15] Jean Christophe Averty, Memphis Slim On The Road, diffusé le 18 aout 1962. Dancing show, diffusé le 22 décembre 1962...

[16] Bulletin du Hot Club de France n° 111, octobre 1961, page 9.

[17] Curtis Jones (Prestige 1022).

[18] Jacques André, Combat du 29 octobre 1962, in Jacques Demetre, Curtis Jones, deuxieme partie, Soul Bag n° 144, automne 1996, page 26.

[19] Emission d’Aligre FM, Horizon Blues, avec Alain Rivet, en 1996.

[20] Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 27.

[21] Hugues Panassié, Un vrai gala de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 122, novembre 1962, page 31.

[22] op. cit. note 283.


"Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962" par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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