1) La naissance du mouvement folk.
Au milieu des années 30 nait le mouvement
folk dans les cabarets chics de Greenwich Village à New York. Leadbelly est le
premier noir à jouer pour ce public blanc, amateur de chansons folkloriques,
dès 1934. Il est rejoint par la suite par les guitaristes Josh White et Big
Bill Broonzy qui jouent avec d’autres musiciens blancs comme Woody Guthrie ou
Pete Seeger.
A la fin des années 50 cette scène folk
devient plus active, en partie en réaction contre le rock and roll. Beaucoup de
jeunes étudiants commencent à s’intéresser au folklore de leur pays. Musique
folklorique par excellence, le blues profite grandement de cet engouement. On
parle alors de blues revival. Suivant l’exemple de l’ethnologue Alan Lomax,
beaucoup de campagnes de recherches sont organisées dans le sud des Etats-Unis,
afin de trouver ou de retrouver des musiciens talentueux et les enregistrer.
Ces musicologues ont pour nom Frederick Ramsey Jr, Harris Oster, John Brian,
Pete Welding, Mack McCormick, Chris Strachwitz[1]...
De nouveaux artistes sont découverts comme Snooks Eaglin’, Mance Lipscomb,
Robert Pete Williams... D’autres sont redécouverts alors qu’ils n’avaient plus
enregistré depuis des années : Lil’ Son Jackson, Big Joe Williams, Mercy Dee...
D’autres enfin profitent de cette nouvelle mode des blancs pour le blues pour
échanger leurs guitares électriques contre des guitares acoustiques et adopter
un répertoire plus folklorique afin de conquérir ce nouveau public : Memphis
Slim et Willie Dixon, Sam « Lightnin’ » Hopkins, John Lee Hooker...
C’est au début des années 60 que les
premières associations de blues se créent aux Etats-Unis. L’une d’elle, l’International
Blues Society, est présidée par Chris Strachwitz. En 1960, il
adresse un message aux amateurs de blues français. Il leur demande une aide
financière afin de pouvoir éditer les premiers disques de la marque qu’il vient
de lancer : Arhoolie. «... le but est d’enregistrer les grands
spécialistes du blues dans l’atmosphère la plus détendue, la moins commerciale
possible »[2] .
Ces associations donnent naissance à de nouveaux labels indépendant
: Delmark, Folkways, Prestige / Bluesville... Cette dernière se sert des
articles de Jacques Demètre traduits en anglais pour retrouver et enregistrer
les artistes Curtis Jones, Tampa Red et Saint Louis Jimmy. Enfin d’anciennes
compagnies, comme Brunswick ou Vanguard par exemple, réorientent une partie de
leur catalogue à destination de ce public folk.
2) Les conséquences du mouvement folk
en France.
A partir de 1960 les premiers disques du blues
revival arrivent en France. Ils sont en nombre restreints. La marque Candid est distribuée par Sinfonia
(68 avenue des Champs Elysées) et propose des 33 tours du guitariste Lightnin’
Hopkins[3]
et du pianiste Otis Spann[4].
Folkways, distribué par Ricordi, édite aussi dans notre pays des disques de
Lightnin’ Hopkins[5] et de
Big Bill Broonzy[6]. Le
label Riverside édite quelques faces de John Lee Hooker[7].
Enfin, Prestige distribue des enregistrement de Memphis Slim[8],
de Brownie McGhee et Sonny Terry[9],
et de Lightnin’ Hopkins[10].
Grâce à ce blues revival les bluesmen
peuvent tourner en Europe. Certains même s’installent sur le vieux continent. A
cela deux raisons. D’abord, les musiciens peuvent relancer leurs carrières. Aux
Etats-Unis le blues est de moins en moins apprécié par le public noir à partir des
années 60. De nouvelles compagnies comme Motown ou Stax apportent des sons
nouveaux. Le blues est de plus en plus délaissé au profit de la soul. Les
nouvelles vedettes ont pour nom Ray Charles, Otis Redding, Sam Cook, James
Brown... Ensuite, les bluesmen échappent au racisme et à la ségrégation en
venant en Europe. Lors de son voyage, Jacques Demètre remarque que la petite
amie de Memphis Slim est blanche[11].
Or, ce pianiste est un des premiers bluesmen à s’établir définitivement en
Europe.
a) Memphis Slim.
De son vrai nom Peter Chatman, ce
pianiste protégé de Big Bill Broonzy a connu de nombreux succès auprès du
public noir au cours des années 40. A partir de 1959 il s’associe avec le
contrebassiste Willie Dixon et se produit à New York pour le public blanc. Cela
lui permet de venir en France pour la première fois en mai 1961, pour une
tournée de deux mois qui passe par Limoge, Montauban, Marseille, Bayonne,
Bordeaux, Pau, Le Mans, Nancy, Metz, Lille, Paris et Rennes. L’organisateur de
la tournée est Philippe Hauvuy, un membre du Hot Club de France. Cette tournée
connaît un tel succès qu’elle fait dire à Jacques Demètre, à l’issu d’un
concert à Paris le 27 mai à l’Olympia : « A première vue, l’organisation d’un tel
concert semblait une gageure (...) C’est devant une assistance plus
qu’honorable de prés de 500 personnes que le concert s’est déroulé (...). Ainsi
est démontré la possibilité pour un bluesman de se produire seul pendant plus
de deux heures devant un public français »[12].
Cet avis est partagé par Philippe Hauvuy pour qui cette tournée
française s’est révélée rentable à tous points de vue : « La tournée de Memphis Slim a
donc procuré à près de 5000 personnes un plaisir sans mélange (...). Voir et
entendre les grands musiciens et chanteurs de blues peut devenir un spectacle
plus courant en France, en Belgique, en Suisse, si les mêmes bonnes volontés -
et d’autres nouvelles - veulent bien continuer à nous aider »[13].
Le succès de la tournée décide Memphis
Slim à s’établir définitivement en France. Il enregistre abondamment[14]
et participe à de nombreuses émissions de télévision[15].
Le cabaret Les
Trois Mailletz devient son quartier général. Signalons aussi que le
bluesman a influencé plusieurs pianistes français (Jean Paul Amouroux, Jean
Pierre Bertrand...).
b) Champion Jack Dupree.
Champion Jack Dupree est un pianiste né à la Nouvelle Orléans en 1910.
Il enregistre ses premiers disques en 1940 et obtient de nombreux succès.
Surtout, dès 1958, il entretient des rapports épistolaires constants avec
Jacques Demetre et l’héberge lors de son voyage à New York. Il est le premier
bluesman à s’installer définitivement en Europe à partir de 1959, en
Angleterre.
Fort du succès de la tournée de Memphis
Slim, Philippe Hauvuy décide de faire venir Jack Dupree en France en octobre
1961. Le bluesman joue successivement à Bayonne, Bordeaux, Montauban, Pau,
Limoges, Le Mans, Dieppe, Rennes, Metz, Nancy, Paris et Alger[16].
Tout comme Memphis Slim, la tournée de Champion Jack Dupree est une réussite.
Après 1962, le bluesman revient souvent dans notre pays.
c) Curtis Jones.
Curtis Jones est un pianiste qui est né
au Texas en 1906. Monté à Chicago dans les années 30, il obtient plusieurs
succès importants avant la guerre en enregistrant pour la marque Bluebird.
Après la guerre les goûts musicaux du public afro-américain ont changé et
Curtis Jones disparaît. Il est retrouvé par Jacques Demetre lors de son voyage,
alors qu’il vit dans la misère la plus complète. Grâce aux articles de Jacques
Demetre qui sont traduits en anglais, Curtis Jones entame une nouvelle
carrière. Il enregistre un disque pour la marque Prestige / Bluesville[17],
ce qui lui permet de venir en Europe. En 1962 il a quelques engagements
occasionnels à Lilles et à Strasbourg. En octobre il est engagé à Paris au
caveau des Trois Mailletz. Le critique Jacques André écrit : « Artiste consciencieux et pur, Curtis
Jones ne saurait décevoir son auditoire. Son vocal empreint de la plus grande
sincérité captive le plus récalcitrant. Quant à sa technique du clavier, elle
est fascinante. Il est en effet un des meilleurs spécialiste du boogie
woogie »[18].
Après 1962 Curtis Jones revient occasionnellement en France. Il meurt en 1971.
2) Le rock anglais.
Outre manche le blues connaît un succès
grandissant. Après les tournées de Big Bill Broonzy, de jeunes musiciens
anglais s’initient au blues. Ils ont l’avantage sur les Français de ne pas
avoir l’obstacle de la langue. Quand arrive le blues revival des
Etats-Unis, les Anglais sont les premiers à en profiter. Outre Champion Jack
Dupree qui s’installe à Londres dès 1959, de nombreux bluesmen viennent se
produire au Royaume Uni : Muddy Waters, James Cotton, Roosevelt Sykes, Howlin’
Wolf. Les jeunes musiciens anglais sont très impressionnés par ces artistes noirs.
Dès le début des années 60 une scène du blues anglais s’est constituée, dirigée
par le guitariste Alex Korner. Nous n’avons pas trouvé d’enregistrements de ces
musiciens anglais avant 1962. Les Rollin’ Stones n’enregistrent leur premier
disque qu’en 1963. Pourtant, lors d’une émission de radio, le producteur Alain
Rivet dit être déjà au courant de cette scène du blues anglo-saxon en 1961[19].
Peut-être certains Français ont-ils pu se familiariser avec le blues à
l’occasion d’un voyage en Angleterre. Nous tenions à le signaler.
3) L’American Folk Blues Festival.
Cependant, c’est l’American Folk Blues
Festival (l’A.F.B.F.) qui fait vraiment connaître le blues aux
Européens. A la fin des années 50 deux Allemands amateurs de jazz, Horst
Lippmann et Fritz Rau, décident de populariser le blues. Ils mettent sur pied
un festival avec les artistes John Lee Hooker, Memphis Slim, Willie Dixon,
Sonny Terry, Brownie McGhee, Helen Humes, Shakey Jake, T. Bone Walker et Jump
Jackson. La vocation de ce festival est d’être pédagogique. Les musiciens
représentent différents aspects du blues : la cote ouest avec T. Bone, le
piedmont avec Sonny Terry et Brownie McGhee, Detroit avec John Lee Hooker... Le
livret du festival est très documenté, renseignant à la fois sur les musiciens
et sur l’histoire du blues.
Ce premier festival de blues à lieu à
l’Olympia le 20 octobre 1962. Deux séances sont prévues : une à 20 heures et
l’autre à 22 heures. Elles sont toutes les deux complètes. Parmi les
spectateurs on trouve des amateurs de jazz, mais aussi un public plus jeune, issu de la mode yé-yé.
Le festival est un grand succès. « Comme on peut le constater, ces deux concerts
étaient remarquablement conçus et réalisés. A la fois variés et captivants, ils
se sont déroulés pendant plus de deux
heures chacun, sans l’ombre d’une monotonie ou d’un ennui quelconque chez les
spectateurs »[20]
écrit Jacques Demetre. Un incident vient cependant troublé le
festival : T. Bone Walker est en train de chanter, il commence à faire le grand
écart et à jouer de la guitare dans le dos en même temps. « Ici commence l’affliction : des hués
(poussées par une vingtaine de muffles) retentirent pendant ce dernier morceau
et reprirent lorsque T. Bone eu fini de jouer »[21].
Le même incident se reproduit quand T. Bone revient sur scène pour le second
concert, à la grande colère d’Hugues Panassié qui menace d’en venir aux mains
avec les fauteurs de troubles ! Mis à part cet incident, le festival est une
vraie réussite. Et Jacques Demetre de conclure : « Pour la première fois en effet,
le blues authentique sort des clubs d’initiés et s’installe en position de
force dans une des plus grande salle parisienne. Désormais, les portes de Paris
sont largement ouvertes aux autres grands du blues : Lightnin’ Hopkins, Muddy Waters,
Elmore James, Howlin’ Wolf, Little Walter et B.B. King »[22].
Conclusion.
A partir de la fin des années 50 on
assiste à un phénomène de popularisation de la musique noire américaine, grâce
d’une part à une accélération des études dans les milieux du jazz, d’autre part
aux mouvements du rock and roll puis du folk.
L’A.F.B.F, qui fait véritablement
découvrir le blues au grand public français, est la réunion de ces deux
phénomènes, ce que montre son public hétéroclite, constitué de personnes de
tous âges. Le succès de l’A.F.B.F. est tel que la tournée, qui au départ devait
être unique, devient annuel.
[1] Lire à ce sujet John H. Conley, Don’t Leave Me Here, in Lawrence Cohn (dir.), Nothing But The Blues, Paris, Abbeville Press, 1994, pages 265 à 311.
[2] Bulletin du Hot Club de France n° 98, mai-juin 1960, page 40.
[3] Lightnin’ Hopkins, Lightnin’ in New York, Candid 8010.
[4] Otis Spann, Otis Spann is the Blues, Candid 8001.
[5] Lightnin’ Hopkins (Folkways FS 3822).
[6] Big Bill Broonzy (Folkways FA 2336).
[7] John Lee Hooker (Riverside RLP 12-838).
[8] Memphis Slim, Just Blues (Prestige BVLP 1018).
[9] Brownie McGhee & Sonny Terry, Blues and Folk (Prestige 1005).
[10] Lightnin’ Hopkins (Prestige BVLP 1019).
[11] Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994, page 95.
[12] Jacques Demetre, Memphis Slim à l’Olympia, in Jazz Hot n° 167, aout 1961, page 48.
[13] Bulletin du Hot Club de France n° 109, juillet-aout 1961, page 9.
[14] Memphis Slim, Memphis Slim à Bayonne (Agorilla AG- 33-02), Piano solo, boogie woogie et blues (Odéon XOC-181 P).
[15] Jean Christophe Averty, Memphis Slim On The Road, diffusé le 18 aout 1962. Dancing show, diffusé le 22 décembre 1962...
[16] Bulletin du Hot Club de France n° 111, octobre 1961, page 9.
[17] Curtis Jones (Prestige 1022).
[18] Jacques André, Combat du 29 octobre 1962, in Jacques Demetre, Curtis Jones, deuxieme partie, Soul Bag n° 144, automne 1996, page 26.
[19] Emission d’Aligre FM, Horizon Blues, avec Alain Rivet, en 1996.
[20] Jazz Hot n° 182, decembre 1962, page 27.
[21] Hugues Panassié, Un vrai gala de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 122, novembre 1962, page 31.
[22] op. cit. note 283.