1) Bessie Smith, l’impératrice du blues.
Durant les années 30, nous l’avons vu, de
nombreux blues sont enregistrés par des musiciens de jazz. Pourtant, aux yeux
des amateurs français, le blues se résume à un nom : Bessie Smith. Avant la
guerre elle est considérée comme l’égale de Louis Armstrong par les critiques du
monde entier. Bessie Smith, comme beaucoup de chanteuses de sa génération, est
issue des minstrel shows et
autres tent shows, ces spectacles
ambulants sous chapiteaux qui parcourent au début du siècle le Sud des
Etats-Unis. Plus que tout autre artiste, elle connaît un extraordinaire succès
auprès du public noir entre 1923 à 1929 : le disque Down Hearted Blues / Gulf Coast Blues se vend à plus de 800
000 exemplaires en 1923[1].
Elle est une des première chanteuses à ne chanter pratiquement que des blues
lors de ses spectacles. Pourtant, sa popularité ne survit pas à la crise de
1929. A partir de 1930 ses disques ne se vendent plus auprès des
afro-américains. Elle réussi alors à se tourner vers le public blanc amateur de
jazz et entame un début de seconde carrière grâce aux efforts de John Hammond
qui l’enregistre en 1933 pour la marque Columbia. Sa vie se termine tragiquement en 1937 : elle meurt dans un
accident de voiture.
Malgré le nombre de disques considérable
enregistré dans les années 20 pour le public noir, les amateurs de jazz
français ne découvrent la chanteuse qu’avec cette seconde carrière. Parmi ses
plus fervents admirateurs, il y a Hugues Panassié. Il organise pour la première
fois, sous l’égide du Hot Club de France, la diffusion du court métrage Saint Louis Blues au cinéma Falguière à
Paris, en mars 1933. Ce court métrage est accompagné de deux autres documents
faisant apparaître Duke Ellington et Louis Armstrong, ce dernier étant
caricaturé dans un dessin animé. La séance cinématographique connaît un franc
succès : « Ce fut une ruée homérique
d’abord pour payer 20 francs, en suppliant la caissière des places qui en
valaient 10, puis pour passer de l’autre cote de l’agent qui tenait lieu de
service d’ordre et qui bouclait la porte d’entrée » écrit Guy
Mercier. Puis plus loin, il écrit sur la chanteuse : « Bessie Smith possède une voix poignante, enfermée dans un corps
volumineux qui rend presque comique ses peines de coeur »[2].
Il s’agit en fait de la première mention du nom de Bessie Smith que
nous ayons trouvé en France. Avant même la diffusion de ses disques dans notre
pays, il semble que la chanteuse ait d’abord été connue grâce à ce court
métrage, du moins auprès des amateurs parisiens. Les premiers enregistrements
disponibles de Bessie Smith sont distribués en Angleterre et paraissent plus
d’un an après la diffusion du court métrage, en mai 1934, sur Parlophone.
Hugues Panassié en parle en ces termes : « Bessie
Smith est la meilleure de toutes les chanteuses noires de blues, la plus grande
« blues singer » du monde »[3].
Signalons que ses enregistrements sont ceux produits par John Hammond en
direction du public blanc. Aucun disque de la chanteuse issu des race records n’est disponible sur les
catalogues des marques européennes.
Mais cela ne signifie pas que ces
enregistrements ne sont pas connus. Grâce à John Hammond, fréquemment en France
dans les années 30, Hugues Panassié arrive à se faire amener des disques de la
chanteuse. Ainsi écrit-il en 1935 : « Il
(John Hammond), avait apporté
avec lui de vieux disques (1924-25) de Bessie Smith plus inouïs les uns que les
autres »[4].
Tout comme les enregistrements édités par Parlophone, ces disques sont un choc
pour Panassié. Il décide aussitôt de les faire connaître au plus grand nombre
d’amateurs possibles. Ainsi fait-il écouter les 78 tours qu’il possède dans
tous les Hot Clubs de France où il fait des conférences. En 1936 l’accueil est
enthousiaste à Bordeaux : « Le 23
janvier Hugues Panassié fit une très agréable causerie sur la musique de jazz,
sur l’évolution de celle-ci, sur les grands artistes qui l’ont illustrée. Il
présenta de merveilleux disques rares de Bessie Smith, Louis Armstrong, Frank
Teschmacher et autres, et une pétition fut organisée pour la réédition en
France de quelques-unes des inoubliables exécutions de « l’empress of the
blues » »[5]. Cette
pétition a-t-elle eu un impact sur les grandes maisons de disques ? Ce qui est
sur, c’est qu’à partir de la fin de l’année 1936 les marques Parlophone et
Columbia se mettent enfin à éditer quelques disques de Bessie Smith sur le
territoire français[6].
Bessie Smith, figure majeure du jazz, devient
une légende lorsqu’elle meurt en 1937. Le fait que, chanteuse de blues, elle
soit morte dans des conditions particulièrement dramatiques, fait grandir sa
réputation. Le musicien américain Milton « Mess » Mezzrow, présent en
France dès le milieu des années 20, grand ami de Panassié, et qui a connu
Bessie Smith, rapporte l’histoire fausse selon laquelle la chanteuse serait
morte parce qu’un hôpital aurait
refuser de la soigner en raison de sa couleur de peau. Cette histoire fait
encore grandir la légende de Bessie Smith. Grâce aux enregistrements récemment
parus, Madeleine Gautier consacre à Bessie Smith un article important à la fin
de l’année 1937. Cet article est, à notre connaissance, le premier
exclusivement consacré à un artiste de blues en France[7].
Il est accompagné d’une traduction d’une chanson de la chanteuse (I’m Down in the Dumps), visant à montrer
le caractère poétique des paroles du blues. A partir de ce moment, Madeleine Gautier ne cesse de faire paraître
les traductions d’une dizaine de blues de Bessie Smith. Elle s’est sans doute inspirée d’un article
du critique américain Cambell Holmes, paru peu de temps avant, et intitulé Le Coté surréaliste du jazz. Dans cet
article, l’auteur traduit pour la première fois une chanson de Bessie Smith, Back Water Blues. Il écrit à propos de ce
blues : « « Back Water
Blues » de Bessie Smith est d’une
facture plus conventionnelle, mais les paroles de cette mélodie sont empreintes
d’un ton tragique très typique. Elles entraînent l’auditeur à travers une série
de petits tableaux auxquels il est obligé d’apporter sa participation. En un
certain sens, ces petites scènes en elle-même forment un tout complet »[8].
Par la beauté de ses enregistrements, par sa
vie tumultueuse et sa fin tragique, elle devient, pour les amateurs de jazz, LA
personnification même du blues : « Bessie
Smith était non seulement la plus grande chanteuse de blues qui ait vécu, mais
aussi une des plus grandes et des plus importantes figures de l’histoire du
jazz, aux cotés de Louis Armstrong, Bix, Duke Ellington et Teschmaker » peut-on
lire dans Jazz Hot à l’annonce de
sa mort[9].
Son importance est telle qu’après sa mort la majorité des amateurs de jazz en
viennent à conclure qu’elle était la dernière chanteuse de blues. C’est bien
entendu faux, ce que nous allons montrer maintenant.
2) La période swing : le boogie woogie et
les grand orchestres (1936-1939).
A partir de 1936 nait aux Etats-Unis la
période swing. Il s’agit d’un nouveau courant musical du jazz qui se manifeste
de deux manières : c’est d’abord la découverte par les amateurs de jazz
américains des pianistes de boogie woogie. C’est dans le même temps la naissance
des grands orchestres, dont beaucoup sont issus du la région du Middle West, en
particulier de la ville de Kansas City (les formations de Count Basie, de Jay
McShann...).
a) Le boogie woogie.
Le boogie woogie est un style particulier de
blues au piano, né sans doute dans les tripots du sud des Etats-Unis au début
du siècle. Gérard Herzhaft en donne la définition suivante : « Il s’agit en résumé d’un jeu unique de piano
obtenu par le martèlement continu de la main gauche qui frappe huit basses par
mesure et donne une impression soutenue de marche en cadence (...). Pendant ce
temps-là, la main droite improvise des variations à l’infini dans le rythme ou
à contre-chant »[10].
A partir du milieu des années 30 de nombreux
pianistes de boogie woogie ont la possibilité de se produire et d’enregistrer
des disques, notamment à New York grâce, en particulier, aux efforts de John
Hammond. C’est ainsi que se font connaître des amateurs de jazz par leurs
disques Albert Ammons, Jimmy Yancey, Meade Lux Lewis, Pete Johnson... Certains
enregistrements de ces pianistes sont disponibles dès 1936 en Angleterre et
déjà chroniqués dans différents numéros de Jazz
Hot[11]. Ces 78 tours reçoivent une critique
enthousiaste de la part d’Hugues Panassié et de Madeleine Gautier. Ainsi
peut-on lire à propos d’un
enregistrement de Meade Lux Lewis : « I’m
In The Mood For Love est un disque vraiment remarquable. Je n’aurai jamais cru
qu’on puisse enregistrer un solo de céleste aussi splendide. je ne me lasse pas
d’admirer la richesse d’invention de la droite de Meade Lux Lewis »[12].
Il faut cependant attendre 1938 pour que
paraisse pour la première fois en France une étude complète sur ce style
pianistique. Cette étude est due au critique américain William Russel. Elle s’étend sur deux numéros de Jazz Hot[13].
William Russel parle de l’origine de cette musique, de l’endroit où elle est
née. Il fait ensuite une présentation de tous les pianistes qui lui sont
connus. Ainsi, outre Leade Lux Lewis, Albert Ammons, Pinetop Smith ou Jimmy
Yancey, on trouve les noms de Cow Cow Davenport, Romeo Nelson, Henry Brown,
Will Ezell, Charlie Spand (en compagnie du guitariste Blind Blake), Speckled
Red, Cripple Clarence Lofton, Montana Taylor, Wesley Wallace, Jabo Williams,
Cleo Brown, Blind Leroy Garnett et Henry Brown. La richesse des informations
obtenues de la part de Russel est due au fait qu’il vit aux Etats-Unis. Plus
surprenant, la majorité des artistes qu’il cite enregistrent pour les race records, ce qui montre une bonne
connaissance de ce marché qui, en France, est inconnu des amateurs de jazz.
Plus généralement, dans les années 30 les disques de boogie woogie sont
inaccessibles en France. Il faut obligatoirement passer par les catalogues
anglais ou commander directement aux Etats-Unis.
b) Les grands orchestres.
Au milieu des années 30 on assiste aussi à
l’émergence de grands orchestres, comprenant parfois plus d’une vingtaine de
musiciens. Plus qu’un courant musical, il s’agit plutôt d’une mode qui dure aux
Etats-Unis jusqu’à la fin des années 40. La encore, John Hammond joue un rôle
primordial pour faire connaître ces grands orchestres. Dès le début des années
30 il impose au musicien blanc Bennie Goodman, considéré alors comme le roi du
swing, la présence du guitariste noir Charlie Christian. Surtout, il fait venir
à New York l’orchestre de Count Basie. A New York, au coté des formations de
Duke Ellington, Cab Calloway ou Chick Webb, se produisent aussi les orchestres
de Basie, de Lionel Hampton, de Jay McShann...
Ces orchestres jouent essentiellement pour une
bourgeoisie noire urbaine et aisée. Leurs répertoires sont composés de nombreux
morceaux destinés à la danse, parmi lesquels plusieurs boogie woogies. Ils ont aussi des morceaux beaucoup plus lents
pour les fins de soirée, majoritairement des blues, interprétés par des
chanteurs dont la principale qualité doit être une forte puissance vocale de
façon à pouvoir se faire entendre du reste de l’orchestre. Ces « crieurs
de blues » ( blues shouters)
font en général de brillantes carrières au sein de ces grandes formations.
Citons les plus connus : Jimmy Rushing avec Count Basie, Walter Brown avec Jay
McShann, Sonny Parker avec Lionel Hampton, Big Joe Turner...
En France, on commence à parler de ces orchestres
vers 1938. Count Basie est le chef d’orchestre le plus populaire : il est
sans doute le seul à avoir certains de ces disques distribués en France avant
la guerre. En 1939 la marque Brunswick propose plusieurs de ces 78 tours dans
notre pays. Sur certains Count Basie a enregistrer quelques blues, généralement
en compagnie de Jimmy Rushing : Sent For You
Yesterday, How Long Blues, Good Morning Blues[14]...
La même année, sa photo est sur la couverture de Jazz Hot, et dans l’article qui lui est
consacré, on mentionne naturellement les deux chanteurs de son orchestre, Jimmy
Rushing et Helen Humes[15]. D’autres part, Lorsque Hugues Panassié se
rend à New York en 1939, il assiste à un concert de Basie dans le cadre du
festival organisé par John Hammond qui se tient au Carnegie Hall et qui a pour
nom From Spiritual To Swing.
Il est enthousiasmé par la prestation de cet orchestre[16].
3) Les blues issus des race records : les grands absents.
Dans les années 30 le jazz est devenu une
musique très appréciée par le public blanc américain. Des musiciens comme Louis
Armstrong ou Duke Ellington n’enregistrent pratiquement plus que pour ce
nouveau public. En revanche, les grands orchestres de swing et certains
pianistes de boogie woogie continuent être très populaires auprès des noirs.
Cependant, ils deviennent aussi de plus en plus populaires auprès du public
blanc amateur de jazz. En fait, au départ issus des race records, ces musiciens ont réussi à s’en écarter et à
conquérir de nouvelles audiences. C’est grâce à eux que nombres de blues
parviennent aux oreilles des amateurs de jazz. Dans le même temps, d’autres
musiciens enregistrent des disques à destination du public afro-américain,
disques qui sont complètement ignorés, tant le marché des race records reste hermétiquement fermé
aux Etats-Unis.
a) Les
classic blues singers.
Comme nous l’avons déjà écrit, les classics blues singers ont enregistré
essentiellement dans les années 20. A part pour Bessie Smith, et encore, avec
de grandes difficultés, les carrières de ces chanteuses ont été victimes de la
crise de 1929. A partir des années 30 leurs disques sont passés de mode aux
yeux des afro-américains et ne sont plus achetés par eux. Ils sont devenus très
difficiles à se procurer même aux Etats-Unis : certains 78 tours de Clara
Smith, Ada Brown, Sippie Wallace, Ma Rainey, Trixie Smith ou Victoria Spivey
apparaissent dans les articles intitulés disques
rares, du critique américain George Beall en 1938 et 1939[17].
Quelques
disques de ces chanteuses ont pu arriver en France malgré tout. Il y a bien sûr
les 78 tours de Bessie Smith. Certains amateurs ont conservé les
enregistrements de Clara Smith édités en 1929 par la marque Columbia. En 1936
la marque Parlophone propose un disque de Victoria Spivey. Elle est accompagnée
par Louis Armstrong[18].
Ces enregistrements ne sont pas conservés en raison de la beauté intrinsèque de
la musique : Pour les amateurs de jazz, ils ont essentiellement un intérêt
historique. C’est sur ces enregistrements qu’on peut entendre pour la première fois
de grands jazzmen, tels Sidney Bechet, Coleman Hawkins, Fletcher Henderson...
Lorsque Charles Delaunay rencontre pour la première fois Louis Armstrong en
1934, c’est moins pour avoir des renseignements sur les chanteuses, que pour
savoir sur lesquels de leurs disques il a joué[19].
On
peut dire que dans les années 30, les amateurs de jazz français connaissent au
moins les noms des principales classic blues
singers, car elles appartiennent à l’histoire du jazz.
b) les bluesmen ruraux et urbains.
En même temps que les grands orchestres de
swing un nombre considérable de musiciens enregistre à destination du public
noir américain au sein des race records.
Dès la fin des années 20 les compagnies de disques (Bluebird, Okeh, Vocalion,
Victor...) organisent des expéditions dans le sud des Etats-Unis afin de
trouver de nouveaux talents : Texas Alexander, Blind Lemon Jefferson, Charley
Patton, Son House... Dans les villes du nord où se trouvent des studios
d’enregistrements, de nombreux noirs venus des campagnes sont sollicités pour
faire des disques. Ainsi des artistes aussi différents que Big Bill Broonzy,
Kokomo Arnold, Barbecue Bob, Peetie Wheatstraw ou Blind Blake vendent-ils des
milliers de disques à destination du public noir dans les années 30.
Hors, tous ces race records sont complètements inconnus des amateurs de
jazz à la fois français et américains. Le critique anglais Stanley F. Dance,
qui dresse dans chaque numéro de Jazz Hot
à partir d’avril 1936 la liste des principales nouveautés aux Etats-Unis des
marques Bluebird, Vocalion et Columbia,
ne signale en trois ans qu’une dizaine de ces race records. Pourtant, ces mêmes marques ont des
catalogues à destination du public noir qui sont très importants. En 1937,
Dance note dans les catalogues Vocalion trois disques du bluesman Robert
Johnson, et trois autres de Casey Bill Weldon[20]. A cette liste s’ajoute, toujours en 1937,
deux autres disques, avec le commentaire suivant d’Hugues Panassié : « Pour terminer je signale aux amateurs de blues
deux disques vocaux avec accompagnement de guitares, d’une qualité
exceptionnelle. 32-22 Blues et Last Fair Deal Gone Down (Vocalion américain
03445) par Robert Johnson et Front Door Blues / Back Door Blues (Vocalion
américain 03330) de Casey Bill »[21].
Panassié a sans doute pu écouter ces disques grâce à John Hammond.
En 1937, le critique américain décide de monter un spectacle annuel intitulé From Spirituals to Swing où il se propose
de retracer l’histoire du jazz en faisant écouter au public américain les
différents courants de la musique noire
américaine. Au programme figurent des groupes de negro spirituals, des
chanteurs de blues et des orchestres de swing. Bessie Smith devait participer à
ce spectacle mais elle meurt peu de temps avant. Cependant, John Hammond,
producteur pour Columbia, label qui détient la marque Vocalion, découvre Robert
Johnson. Il est si impressionné par les enregistrements de ce bluesman qu’il
part dans le sud des Etats-Unis pour le faire participer à son spectacle. Là,
on lui apprend que Johnson est mort quelques mois plus tôt. John Hammond
entretient une correspondance étroite avec Hugues Panassié. Il a probablement
du lui parler de cet artiste et lui envoyer quelques uns de ses disques.
En 1938 Hugues Panassié a l’occasion de voir
plusieurs bluesmen qui ont enregistré des race
records. A New York, où il est accueilli par John Hammond, il
assiste au festival de jazz From Spirituals to Swing qui a
lieu le 23 décembre 1938 au Carnegie Hall. Au programme figurent les Mitchel
Christians Singers, une formation de negro-spirituals, Sidney Bechet, Tommy
Ladnier, les pianistes de boogie woogie Albert Ammons, Pete Johnson et Meade
Lux Lewis, l’orchestre de Count Basie et plusieurs musiciens de blues. A son
retour en France il écrit : « Dans l’ensemble,
le concert fut très réussi. Certains chanteurs n’avaient rien d’extraordinaire,
mais Big Bill et Sister Tharpe (cette dernière s’accompagnant elle-même à la
guitare) me plurent énormément ». Il ajoute encore un peu plus
loin : « Il y avait aussi un hallucinant
joueur d’harmonica aveugle, Sanford Terry, qui jouait des blues et autres
morceaux en s’accompagnant simplement du battement de ses pieds et qui tirait
de son instrument des sons qui faisaient peur »[22].
Avant de revenir en France il achète plusieurs 78 tours chez un
disquaire, le Comodore Shop Music. il achète en particulier un race record de Little Brother Montgommery
: « un disque renversant d’un inconnu
nommé Little Brother, paru sur Bluebird (B 10177) intitulé Farish Street Jive.
C’est un style primitif des pianistes du Sud dans toute sa force et sa
pureté »[23].
En fait, les mentions de disques de blues
issus des race records, parus en
France dans les années 30 sont
très rares. Le terme même de race records
semble inconnu en France durant cette période. Les amateurs français de jazz
ignorent complètement cette séparation existant aux Etats-Unis entre les
disques pour blancs et les disques pour noirs. Comme le souligne Jacques
Demètre : « Le problème est que le
blues est resté cantonné dans les ghettos noirs. Les disques - il y en avait
des milliers distribués par Decca, Paramount ou Columbia - ne dépassaient pas
les frontières invisibles des quartiers noirs »[24].
Mis a part quelques disques de Bessie Smith et de pianistes de
boogie woogie, cette frontière reste jusqu’à la fin des années 40 !
CONCLUSION.
A la veille de la seconde guerre mondiale le
blues, expression musicale de la culture afro-américaine, est complètement
inconnu du grand public français. Le mot lui-même n’évoque qu’une lointaine
danse pratiquée dans les années 20.
Le
nombre d’amateurs de jazz est très restreint. Parmi eux certains ont une
attirance particulière pour le blues. Hugues Panassié parle déjà en 1937 « d’amateurs de blues ». Madeleine
Gautier, une des première traductrice de Bessie Smith, se spécialise dans cette
musique : Pratiquement tous les articles qu’elle écrit concernent soit
l’impératrice du blues, soit les pianistes de boogie woogie, soit les
« crieurs de blues » membres des grands orchestres.
En
fait, nous pensons qu’à ce moment le blues est considéré par beaucoup comme un
des fondements du jazz. En revanche, il n’est pas reconnu comme un style propre
qui s’en détache. Les amateurs de blues des années 30 se considèrent d’abord
comme des amateurs de jazz qui ont une attirance particulière pour le blues.
[1] Richard K. Spottswood, Women and the Blues, in Lawrence Cohn (dir.), Nothing But The Blues,Paris, ed. Abbeville, 1994, page 91.
[2] Compte rendu de la diffusion de Saint Louis Blues par Guy Mercier, dans Jazz, Tango, Dancing n°30, mars 1933, page 8.
[3] Chronique du disque de Bessie Smith, I’m Down in the Dumps / Do Your Duty, Parlophone R 1793, par Hugues Panassié, in Jazz, Tango, Dancing n°44, mai 1934, page 18.
[4] Hugues Panassié, Visite de John Hammond en France, in Jazz Hot n°5, septembre 1935, page 7.
[5] L’actualité des Hot Clubs de France, in Jazz Hot n°8, mai 1936, page 22.
[6] Notamment un Bessie Smith Parlophone R 2176 des novembre 1936, puis Take me for a Buggy Ride / Gimm’ a Pig Foot (Vocalion R 2146), Baby Doll / Nobody Knows You When You’re Down and Out, (Columbia DF 2264)...
[7] Madelaine Gautier, Bessie Smith, in Jazz Hot n°22, decembre 1937, page 3.
[8] Cambell Holmes, Le coté surréaliste du jazz, in Jazz Hot n°16, mars-avril 1937, page 6.
[9] Annonce de la mort de Bessie Smith, in Jazz Hot n°20,octobre 1937, page 3.
[10] Gerard Herzhaft, Encyclopédie du blues, Paris, ed. Seghers, 1990, page 33.
[11] Parmi ces disques anglais citons Albert Ammons, Boogie Woogie stomp / Nagasaki, Brunswick 02187 A, Jimmy Yancey, Yancey Special / Celeste Blues, Brunswick 02243, Meade Lux Lewis, Honky Tonk Blues, Parlophone R 2187...
[12] Chronique d’Hugues Panassié du disque de Meade Lux Lewis, Mr Freddie Blues / I’m In The Mood For Love, parue dans Jazz Hot n°11, septembre-octobre 1936, page 21.
[13] William Russel, Le boogie Woogie, in Jazz Hot n°25, juin-juillet 1938, page 10, et Jazz Hot n°26, aout-septembre 1938, pages 8 à 10.
[14] Parmi les disques de Count Basie distribués en France, citons How Long Blues / Boogie Woogie (Brunswick 505 224), Honeysukle Rose / Good Morning Blues (Brunswick 505 117), The Blues I like To Hear / Blame It On My Last Affair (Brunswick 505 208), Sent For You Yesterday / Swingin’ The Blues (Brunswick 505 166)...
[15] In Jazz Hot n° 30, fevrier-mars 1939, page 3.
[16] Hugues Panasié, compte rendu de son voyage à New York, in Jazz Hot n°31, avril-mai 1939, page 23.
[17] George Beall, Disques rares, deux articles parus dans Jazz Hot n° 27, octobre-novembre 1938, page 9, et Jazz Hot n° 29, janvier 1939, page 11.
[18] Victoria Spivey, Funny Feathers / How Do You Do It That Way, Parlophone R 2177.
[19] Charles Delaunay, op. cit.
[20] Robert Johnson, Dread Shrimp Blues / Believe I’ll Dust my Blues (Vocalion 03475), et Casey Bill, The Big Coat / Big Caty Adam (Vocalion 03464), in Jazz Hot n°18, juin-juillet 1937.
Robert Johnson, Crossroad Blues / Ramblin’ On My Mind (Vocalion 03519), They’re Red Hot, Come On In My Kitchen / Sweet Home Chicago, Walking Blues (Vocalion 03563), et Casey Bill, I’ve Been Tricked / Sold My Soul To The Devil (Vocalion 03561), Round and Round / Give Me Another Shot (Vocalion 03601), No Good Woman / I’ll Get A Break Someday (Vocalion 03592), in Jazz Hot n°19, aout-septembre 1937.
[21] Chronique de disques d’Hugues Panassié, in Jazz Hot n° 18, juin-juillet 1937, page 16.
[22] Hugues Panassié, Compte rendu du voyage d’Hugues Panassié à New York, in Jazz Hot n°31, avril-mai 1939, page 12.
[23] Jazz Hot n° 32, juillet-aout 1939, page 14.
[24] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997. Voir l’annexe.