Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962 par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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CHAPITRE VI
L’ARRIVEE DU BE BOP

 

 

 

 

          1)  La naissance de nouveaux labels.

 

          Pour le blues, aucun nouveau disque n’arrive en France avant 1949. Ce n’est pas le cas pour le jazz. Charles Delaunay lors d’un voyage à New York rapporte plusieurs disques de jazz. En 1947 il crée la marque Vogue, puis Jazz Sélection. Parallèlement d’autres maisons de disques françaises voient le jour : Barclay et sa section jazz Blue Star ; Philipps et sa dépendance Fontana ; les marques Pacific et Versailles. De nouveaux disques arrivent des Etats-Unis et alimentent les catalogues de ces labels français. A partir de 1947, grâce à ces importations, les amateurs de jazz sont de nouveau au courant de l’actualité du jazz aux Etats-Unis. Ces enregistrements récents entraînent une baisse de popularité de Bessie Smith : dans les sondages de lecteurs de Jazz Hot, dans la catégorie meilleure chanteuse, Bessie Smith arrive en deuxième place en 1948, derrière Ella Fitzgerald et devant Billie Holiday. En 1949, elle n’est plus qu’en quatrième position. A partir de 1950 elle ne figure plus dans les sondages du magazine[1]. D’autre part, ces nouveaux disques font découvrir un autre style de jazz : le be bop.

 

 

 

 

 

          2) La rupture entre Hugues Panassié et Charles Delaunay. 

 

          En 1942, aux Etats-Unis, James C. Petrillo, président de l’American Federation of Musicians (A.F.M.), décide de faire grève contre les maisons de disques. Entre août 1942 et novembre 1944 aucun musicien ne se rend dans des studios d’enregistrements. Cette grève est pour beaucoup dans l’évolution du jazz. De jeunes artistes inventent un nouveau style musical qu’ils baptisent be bop. Parmi les principaux innovateurs citons le saxophoniste Charlie Parker, le trompettiste Dizzie Gillespie, le batteur Kenny Clarke, le pianiste Thelonious Monk…

          Les disques de be bop commencent à arriver en France au début de l’année 1946. Ils divisent les amateurs de jazz. Charles Delaunay s’enthousiasme pour ce nouveau style. Les critiques André Hodeir, Lucien Malson, André Clergeat et Boris Vian partagent cet enthousiasme : ils forment les « raisins aigres ». Au contraire, Hugues Panassié rejette le be bop. Selon lui, « Le be bop s’écarte de la tradition du jazz, c’est à dire de la tradition musicale noire, néglige le swing et comme le disent Lips Page, Lester Young et tous les autres, est sans coeur et sans âme »[2]. Avec Madeleine Gautier, Bernard Niquet, Yannick Bruynoghe ou le musicien Alix Combelle, Hugues Panassié forme le camp des « figues moisies ». Ajoutons qu’au delà des divergences musicales, il existe aussi entre Charles Delaunay et Hugues Panassié des différences de caractères. Il y a sans doute une lutte entre les deux hommes pour être à la tête des amateurs de jazz.

          En 1946 Dizzie Gillespie donne un concert à Paris. Un article d’André Hodeir sur le trompettiste[3], puis sa photo en couverture de Jazz Hot la même année[4], provoquent la rupture définitive entre les « raisins aigres » et les « figues moisies ». En décembre 1946 Hugues Panassié démissionne de la rédaction de Jazz Hot. Soutenu par Jacques Bureau, Charles Delaunay prend la direction du magazine. En octobre 1947 se tient l’assemblée du Hot Club de France. A l’instigation d’Hugues Panassié Charles Delaunay en est exclu définitivement. En outre, le président des Hot Clubs adresse un avertissement : « J’adresse un appel solennel à tous les Hot Clubs. J’ajoute qu’un Hot Club qui persisterait - si peu que se soit - à propager le be bop, devrait être exclu de notre fédération »[5].

 

          3) La réaction d’Hugues Panassié.

 

          Hugues Panassié veut démontrer que le be bop n’est pas du jazz. Pour cela, il décide de retourner aux sources mêmes de cette musique : le jazz de la Nouvelle Orléans, les chants religieux afro-américains et le blues.

          A partir de la fin des années 40 le style New Orleans connaît un succès considérable auprès du grand public. Hugues Panassié redécouvre Tommy Ladnier et le fait enregistrer pour la marque Swing. En 1948 le premier festival de jazz de Nice voit triompher Sidney Bechet et Louis Armstrong. Sidney Bechet est de retour en France les 15 et 16 mai 1949 à la salle Pleyel dans le cadre de la grande semaine du jazz. Il se produit avec Louis Armstrong le 6 novembre de la même année, toujours à la salle Pleyel. Lors de ce concert il est accompagné par le pianiste de blues Sammy Price. Interrogé par Charles Delaunay, il donne des renseignements discographiques sur Sister Rosetta Tharpe et Cousin Joe. Sidney Bechet reçoit un accueil si chaleureux du public français qu’il décide de s’établir dans notre pays. Il enregistre abondamment pour le label français Vogue en compagnie de l’orchestre de Claude Luther.

          Dans le domaine des negro-spirituals Hugues Panassié fait venir en France Mahalia Jackson en 1951. Malheureusement, elle intérompt sa tournée pour cause de santé.

          Mais c’est dans le domaine du blues que les efforts d’Hugues Panassié sont les plus nombreux. En 1949 il crée La Revue du Jazz, puis en 1950 le Bulletin du Hot Club, pour rivaliser avec Jazz Hot. Dans ces deux revues paraissent de nombreux articles sur le blues. Un  premier article est écrit par Richard Wright en avril 1949 : il met l’accent le caractère populaire du blues, son rôle cathartique et sur la poésie des paroles[6].  Hugues Panassié écrit à son tour un grand article sur le guitariste Big Bill Broonzy. Cet article a un rôle informatif - il décrit les principaux enregistrements du bluesman - et dénonciateur du be bop : dans le magasine il se situe juste après Le Jazz et le bop, une des attaques les plus virulente de Panassié contre le be bop. Dans son article sur Big Bill, il écrit : «  Le blues n’est pas seulement à l’origine du jazz : c’est aussi un des aspects les plus passionnant (...). Et au moment où le blues semblait disparaître de la scène du jazz, Count Basie, Louis Jordan et plusieurs autres vinrent le remettre à l’honneur. Il fallu l’arrivée des boppers pour assister, sous prétexte «d’idées avancées », au saccage du blues par l’emploi d’une technique instrumentale et d’harmonies qui lui enlèvent tout caractère, toute authenticité » Plus loin, il ajoute : « Seule la connaissance du blues peut permettre de bien sentir le jazz et de jouer tout à fait comme des noirs »[7]. Tout au long des années 50 de nombreux autres articles sur le blues paraissent dans le Bulletin du Hot Club de France : Les Chanteurs de blues[8], Les pianistes de blues[9], Les guitaristes de blues[10]... On y trouve souvent pour la première fois les noms de certains bluesmen ( Blind Lemon Jefferson, Blind Blake, Brownie McGhee, Blind Boy Fuller, Big Maceo, T. Bone Walker...). Dans ces numéros on trouve aussi les premières photos de certains chanteurs de blues à être publiés en France ( Leadbelly, T. Bone Walker, Big Maceo, Big Bill Broonzy...).

          Mais Hugues Panassié ne s’arrête pas à la rédaction d’articles. Il est surtout le premier a amener des bluesmen sur le sol français.

 

 

 

          4) Les premières tournées : Leadbelly et Josh White.          

         

          a) Leadbelly.

 

          Dans son combat contre le be bop Hugues Panassié veut faire découvrir le blues au public français. En 1949 les organisateurs du Hot Club de France réussissent à faire venir le chanteur et guitariste Leadbelly en France.

          Walter Boyd Leadbelly est né en 1885 au Texas. Condamné à 30 ans de prison pour avoir tué un homme, il est emprisonné au pénitencier d’Angola au Texas. C’est là qu’Alan Lomax, musicologue qui effectue des enregistrements folkloriques pour la Bibliothèque du Congres, le remarque. Il obtient sa libération sur parole et l’engage comme chauffeur. Dans les années 30 il est un des premiers noirs à se produire sur les scènes new-yorkaises pour un public blanc. D’une certaine manière, il est avec Pete Seeger ou Woody Guthrie, le fondateur de la scène folk autour de Greenwich Village. C’est parce qu’il est un des premiers noirs du sud à jouer devant le public blanc qu’il peut entamer une tournée européenne. Il joue en Angleterre et en France, grâce au Hot Club de France. Sa venue est annoncée dans la Revue du jazz en mai 1949[11]. Leadbelly fait plusieurs concerts, en particulier à la cité universitaire, entre le 8 et le 31 mai 1949 en compagnie du trompettiste Bill Dillard. Comme le souligne Sebastian Danchin : « sa présence sert à rassurer les amateurs de jazz français dont on redoute qu’ils jugent trop frustre la musique du vieux « songster » »[12]. Dans l’ensemble cette tournée est un succès, même si le nombre de spectateurs ne dépasse pas la centaine. Leadbelly meurt quelques mois après sa tournée européenne. A cette occasion le critique américain Erick Wiedmann fait un article à son sujet. Il écrit en particulier : « Seul des grands chanteurs de jazz, Louis Armstrong peut soutenir la comparaison avec lui, bien qu’il n’ait jamais atteint dans sa manière de chanter une aussi grande diversité d’expression que le grand disparu ». Plus loin il ajoute : « Quel dommage pourtant que ses enregistrements soient pratiquement inconnus de ce coté de l’Atlantique, en dehors de quelques connaisseurs qui ont pu faire venir quelques-uns de ces disques des Etats-Unis »[13]. Dans ce article Wiedmann mentionne aussi les noms de Blind Lemon Jefferson et de Josh White.

 

          b) Josh White.

 

          Josh White connaît un peu la même carrière que Leadbelly. Tout comme lui il vient du sud. Né en 1908, il s’établit à la fin des années 30 à New York. Il est bientôt récupère par la scène folk de la ville et devient une vedette des cabarets de Greenwich Village. Dans ce milieu il milite contre la ségrégation et le racisme. C’est sans doute pour cette raison que Josh White effectue un passage en France en juin 1950. Dans un article qui lui est consacré, suite à son séjour dans notre pays, on peut lire : « Le célèbre chanteur noir Josh White, au cours d’une tournée de bienfaisance organisée par Mrs Roosevelt, a donné deux récitals de folklore noir chez « Carrere » et participé à plusieurs émissions radiophoniques »[14]. Dans un autre numéro de Jazz Hot on peut lire encore que le musicien est un protégé de Madame Roosevelt, et qu’il est la pour dénoncer le racisme et Jim Crow[15]. On apprend que les concerts de Josh White se sont déroulés dans un cadre privé. Signalons aussi que c’est la première fois qu’un bluesman est utilisé dans un but politique : Josh White vient en France pour dénoncer la ségrégation aux Etats-Unis. Nous avons retrouvé deux émissions de radio consacrées au bluesman. Elles ont pour titre Josh White et le blues et Josh White : chanteur américain. Dans cette dernière émission il est précisé que le bluesman chante et est interviewé[16]. D’autre part, Josh White enregistre trois 78 tours pour la marque Vogue le 30 juin 1950[17] avant de retourner aux Etats-Unis.          

  

 

 



[1] Ces sondages sont dans Jazz Hot n°20, janvier 1948, page 5, et Jazz Hot n° special, janvier 1949, page 9. 

[2] Hugues Panassié, Le Jazz et le bop, in La Revue du jazz n°7, aout-septembre 1949, page 4.

[3] André Hodeir, Dizzie Gillespie, in Jazz Hot n° 7, mai-juin 1946, pages 4 à 7.

[4] Couverture de Jazz Hot n° 11, decembre 1946.

[5] Hugues Panassié, La Revue du jazz, novembre 1949, cité dans Jazz Hot n° special, janvier 1950, page 22.

[6] Richard Wright, Definition du blues, in La Revue du jazz n°4, avril 1949, page 5. 

[7] Hugues Panassié, Big Bill Broonzy, in La Revue du Jazz n° 7, aout-septembre 1949, pages 6 à 8.

[8] Hugues Panassié, Les Chanteurs de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 3 et n° 4, decembre 1950, pages 1 à 3, et janvier 1951, page 1 à 4. 

[9] Hugues Panassié, Les Pianistes de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 7 et 8, avril 1951, pages 3 à 7, et mai 51, pages 6 à 9.

[10] Hugues Panassié, Les Guitaristes de blues, in Bulletin du Hot Club de France n° 16 et 17, fevrier 1952, pages 3 à 6, et mars 1952, pages 3 à 5.

[11] La revue du jazz n° 5, mai 1949, page 6.

[12] Sebastian Danchin, Introduction au livre de Jacques Demetre et de Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, 1994, page 13.

[13] Erick Wiedmann, Leadbelly, in Jazz Hot n° 40, janvier 1950, page 27.

[14] Jazz Hot n° 46, juillet-aout 1950, page 15.

[15] Pierre Cressent, Josh White, in Jazz Hot n° 48, octobre 1950, page 12.

[16] Sources : fiches de l’I.N.A.

[17] Josh White, One Meat Ball / The Blind Man Stood The Mood and Cry (Vogue 5047), Saint James Infarmary / I Got a Heal Like a Rock (Vogue 5051), et N° 12 Train / I Want You and I Need You (Vogue 5049)


"Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962" par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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