1) Portrait de Big
Bill.
Les précédents
artistes de blues Leadbelly et Josh White, qui s’étaient produits en France,
aussi importants soient-ils, n’avaient pas pu avoir sur le public français un
effet durable. Ils n’étaient pas restés en France plus d’un mois et s’étaient
produits uniquement à Paris. Le premier bluesman qui popularise sa musique dans
notre pays est Big Bill Broonzy. Cela s’explique à la fois par le nombre
considérable de représentations et d’enregistrements qu’il fait durant ses six
tournées en Europe, le fait qu’il se soit
produit aussi en province, et par ses qualités même de musicien,
d’extraordinaire chanteur et conteur.
William Lee Conley
Broonzy est né en 1897 dans l’Etat du Mississippi. Comme beaucoup de noirs il
suit le courant migratoire vers les grandes villes du nord qui s’est amorcé au
début de notre siècle et se retrouve à Chicago dès 1926. A partir de 1928 il
connaît un succès considérable auprès du public noir. Jusqu’à la seconde guerre
mondiale il enregistre plus de 300 faces, soit en tant que leader, soit comme
accompagnateur de Lil Green, Washboard Sam, Jazz Gillum, John Lee « Sonny
Boy » Williamson... Il figure sur les catalogues de la plupart des grandes
compagnies de race records : Okeh,
Vocalion, Bluebird, Columbia... Comme le souligne Gérard Herzhaft : « Son immense talent joint à une personnalité
exceptionnellement ouverte le rend immensément populaire auprès des noirs de
Chicago et il règne en maître sur les clubs de la ville. Il se sert de cette
influence pour aider de nombreux artistes et les faire enregistrer : Washboard
Sam, Gillum, Williamson, Memphis Slim et même Muddy Waters lui doivent
beaucoup »[1]. En
1938 il participe au spectacle de John Hammond From
Spirituals to Swing, où il est remarqué par Hugues Panassié. Apres
la guerre sa musique n’est plus à la mode auprès des noirs. Tout comme
Leadbelly et Josh White, il réussi alors le tour de force d’attirer l’attention
du public blanc new-yorkais. Cela lui permet en 1951 de venir faire une tournée
en Europe.
2) La première
tournée de Big Bill Broonzy.
C’est Hugues Panassié et
le Hot Club de France qui rendent possible la premiere tournée de Big Bill dans
notre pays. En fait, les organisateurs profitent de son voyage en Allemagne
pour le faire venir en France. Tout comme Leadbelly on craint que la musique du
bluesman ne soit trop frustre. On lui adjoint un orchestre qui comprend les
musiciens de jazz Merril Stepter (Trompette), Guy Lafitte (Saxophone), André
Persiani (piano), George Hadjo (contrebasse) et Wallace Bishop (batterie). La
tournée de Big Bill et de son orchestre est un véritable marathon. En moins de
deux mois ils doivent assurer 27 dates. Le premier concert a lieu le 20 juillet
1951 à Vichy : l’amateur de blues André Vasset se souvient : « A Vichy, l’orchestre avait été engagé pour les
dîneurs du gala Ford. Autant dire que l’auditoire, costumé en habits de soirée
et robes longues, ne se souciait guère de musique et montrait une inattention
soutenue. La présence de ce grand diable, rudoyant sa guitare et chantant avec
une spontanéité, une sincérité et un naturel absolus, était la passablement
insolite. Avec deux ou trois copains, embusqués derrière une haie de fusains
servant de fond de scène, nous étions bouches et oreilles bées. Jamais nous
n’avions entendu une musique semblable. Vocal et guitare nous atteignaient de
plein fouet (...). Nous étions les premiers vrais auditeurs européens de Big
Bill »[2]. Heureusement,
le public se montre plus réceptif aux autres concerts que fait Big Bill. Il se
produit le long de la côte française et termine sa tournée initiale à Saint
Tropez le 25 août. Cependant, le succès est suffisamment important pour que le
bluesman prolonge son séjour en France. Il se produit seul au Vieux Colombier
de Juan-Les-Pins du 1er au 13 septembre, avec un court séjour entre temps à
Clermont-Ferrand le 6.
Il part ensuite quelques jours en Allemagne
mais revient à Paris les 20 et 21 septembre. Hugues Panassié a décidé de
l’enregistrer pour le label Vogue. Il s’est rendu compte que l’orchestre était
gênant et enregistre Big Bill seul avec sa guitare. Les progrès techniques
permettent au bluesman d’enregistrer ce disque sur un support vinyl. En fait,
ce disque Vogue est le premier 33 tours de l’histoire du blues ! La séance est
particulièrement émouvante : « L’un des
blues lents, « Hollerin’ and Cryin’ the Blues » qui dure 10 mn (au
lieu des 3mn habituelles), donna même lieu à un incident dramatique comme je
n’en avais jamais vu dans un studio d’enregistrement : au fur et à mesure qu’il
chantait le morceau, Big Bill était de plus en plus bouleversé, de plus en plus
« pris par le blues ». Il se mit à pleurer et, au début du dernier
chorus, s’arrêta net, la voix brisée par un sanglot. Il lui fut impossible de
reprendre l’enregistrement de ce blues. « I don’t want to fool with it
anymore », dit-il (...). Et ce blues est un des plus bouleversants que
j’ai jamais entendu. Il est probable que cet enregistrement sera publié tel
quel »[3].
Big Bill grave aussi un autre morceau, Black,
Brown and White, une dénonciation de la ségrégation aux Etats-Unis.
Les compagnies américaines avaient refusé ce blues. Big Bill profite de son
passage à Paris pour l’enregistrer. Le label Vogue propose les blues de Big
Bill au début de l’année 1952, en 33 tours et en 78 tours[4]
A l’issu de cette première tournée on peut lire dans le Bulletin du Hot Club de France : « Cet authentique tour de France a remporté
partout le succès le plus total (...). Grâce à Big Bill les Français savent
maintenant ce qu’est le blues »[5].
Avant de retourner pour Chicago le 25 septembre, Big Bill s’est lié d’amitié
avec Hugues Panassié, André Vasset, Madeleine Gautier et un amateur belge du
nom de Yannick Bruynoghe.
3) Deuxième
tournée.
Fort de son succès Big
Bill revient en France le 18 janvier 1952. Cette fois-ci il est accompagné par
le pianiste Blind John Davis. Ils jouent à Paris au Vieux Colombier, à la salle
Pleyel et au Jazz Land. Sur leur prestation au Jazz Land, Madeleine Gautier
écrit : « Big Bill joue seul.
Selon son humeur, selon la tête des gens, il varie son répertoire à l’infini et
vous amène dans des régions musicales qui vous laissent pantois. Quelle
aisance, quelle « présence » chez ce chanteur de blues... Et lorsque
Bill a fini de jouer en solo, il s’en va chercher Blind John. Et lorsque les
deux artistes jouent ensemble, on ne sait plus très bien lequel écouter. Le
régal est complet. Quand Blind John et qu’il est en forme, le régal,
d’ailleurs, continue (...). Jamais tant de grands musiciens n’avaient été
réunis dans un cabaret parisien »[6].
Au cours de ces concerts, Blind John Davis permet à beaucoup
d’amateurs de découvrir le boogie woogie.
Puis les deux
musiciens tournent à Lyon, dans l’ouest de la France et dans le nord de
l’Europe, à Liège, Anvers, Roubaix, Bruxelles, Lille. Ce deuxième voyage permet
de nouveaux enregistrements de Big Bill[7]
et de Blind John Davis[8].
Surtout, cette tournée dans le nord permet au Big Bill de retrouver Yannick
Bruynoghe. Il l’héberge et lui propose d’écrire un livre sur sa vie. Le
bluesman apprend alors à lire et à écrire. Lors de ses tournées, entre Paris, Bruxelles
et Chicago, il écrit sur des bouts de papiers des anecdotes, des faits
marquants de sa vie, des histoires sur des gens qu’il connaît. Il les donne
ensuite à Yannick Bruynoghe qui entreprend de traduire cet anglais
approximatif, plein de fautes d’orthographes et de mots d’argot. Plusieurs de
ses notes paraissent dans le Bulletin du Hot
Club de France en 1954[9].
Leur réunion permet finalement la publication d’un livre en mai 1955, intitulé Big Bill Blues[10].
Ce livre écrit en français est édité à Bruxelles, mais il est disponible par
correspondance et par l’intermédiaire des Hot Clubs. C’est un document
fascinant sur la personnalité de Big Bill. C’est le premier ouvrage écrit par
un bluesman. C’est aussi le premier livre écrit en français consacré spécifiquement
au blues.
4) Les autres
tournées de Big Bill.
Big Bill fait trois
autres tournées en Europe. La première commence le 10 décembre 1952 et se
termine le 15 mai 1953. Il joue beaucoup à Paris au Métro Jazz, au Ringside et
aux Trois Mailletz. Il visite aussi les villes de Saint-Etienne, Lyon,
Clermont-Ferrand, Limoges, Pau et Montauban. Il tourne aussi en Espagne.
Lors de son quatrième
voyage en Europe, Big Bill ne passe pas par la France. Il joue en Angleterre,
en Belgique et en Hollande.
Son cinquième voyage
commence en février 1956 par la France. A cette occasion il donne un concert au
Hot Club de France de Paris. Grâce au musicien Milton Mezzrow comme traducteur,
les amateurs français peuvent discuter avec le bluesman. Big Bill parle en
particulier de la poésie du blues et de son rôle comme chant de protestation : « « Les paroles de mes chansons
parlent beaucoup de « babies », de l’amour, parce que c’est plus
plaisant. Mais les vrais blues sont des chants de protestation à mots déguisés »
Et ce sont surtout ces blues là que Big Bill a chanté à la réunion, dont Mezz
traduisait les puissantes paroles»[11].
Ce concert est pour le bluesman l’occasion de dénoncer la ségrégation à mots
couverts. Après cette réunion Big Bill part pour la Belgique, puis l’Allemagne
et le Danemark. Il revient ensuite en France et joue à Clermont-Ferrand,
Bordeaux, Montauban, Perigueux, Brive, Limoge et Guéret. Apres un détour en
Italie il rentre aux Etats-Unis fin juin 1956.
Lors de son dernier
voyage en Europe il ne reste que 48 heures en France. Le 1er avril 1957, il
donne concert au SHAPE à Paris. De
retour aux Etats-Unis il meurt d’un cancer, à Chicago, en 1958.
5) L’apport de Big
Bill au blues en France.
L’apport de Big Bill
au blues en France est considérable. Par le nombre de ses prestations dans
notre pays il élargit considérablement le public du blues, au delà des seuls
amateurs de jazz. Beaucoup de ceux qui le voient sur scène sont impressionnés
et se mettent à écouter cette musique.
Le nombre de renseignements
qu’il donne sur le blues est très important. Musicien d’une multitude de
séances d’enregistrements il donne à Hugues Panassié de précieuses informations
sur nombres d’artistes avec lesquels il a jouer, ou qu’il a rencontré :
Washboard Sam, John Lee « Sonny Boy » Williamson, Lil’ Green, Sleepy
John Estes...
Pourtant Big Bill,
malgré lui pensons nous, laisse à beaucoup d’amateurs de jazz une vision
erronée du blues. Pour beaucoup le blues était mort avec Bessie Smith. Lorsque
Big Bill arrive en France il est donc naturellement surnommé « le dernier
chanteur de blues vivant ». Ce surnom lui reste jusqu’à sa mort et il faut
attendre le début des années 60 pour que les amateurs de jazz réalisent que non
seulement le blues est bien vivant, mais qu’en plus il a eu une évolution
parallèle à celle du jazz et qu’il est encore très apprécié du public noir.
[1] Gerard Herzhaft, Encyclopedie du blues, Paris, Ed. Seghers, 1990, page 37.
[2] André Vasset, Black Brother : la vie et l’oeuvre de Big Bill Broonzy, Gerzat, auto édité, 1996, page 27.
[3] Hugues Panassié, Bulletin du Hot Club de France n° 11, octobre 1951, Page 8.
[4] Big Bill Broonzy (Vogue LD 030), Big Bill Blues / Black Brown and White (Vogue 134), Make My Gateway / John Henry (Vogue 118).
[5] Madeleine Gautier, La tournée de Big Bill Broonzy, in Bulletin du Hot Club de France n°10, aout-septembre 1951, pages 3 et 4.
[6] Madeleine Gautier, Bulletin du Hot Club de France n°17, avril 1952, page 17.
[7] Big Bill Broonzy vol 2 (Vogue LD 072).
[8] Blind John Davis (Vogue LD 078) et O Sole Mio / Pain Boogie (Vogue 3100).
[9] Bulletin du Hot Club de France n° 39, Juin-juillet 1954, page 10 et 11.
Bulletin du Hot Club de France n° 45, fevrier 1955, pages 3 et 4.
[10] Big Bill Broonzy et Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues, Paris, Ed. Ludd, 1987.
[11] Bulletin du Hot Club de France n° 56, mars 1956, page 36.