Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962 par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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CHAPITRE VIII
LES TOURNEES DE BIG BILL BROONZY.

 

           

 

            1) Portrait de Big Bill.

 

            Les précédents artistes de blues Leadbelly et Josh White, qui s’étaient produits en France, aussi importants soient-ils, n’avaient pas pu avoir sur le public français un effet durable. Ils n’étaient pas restés en France plus d’un mois et s’étaient produits uniquement à Paris. Le premier bluesman qui popularise sa musique dans notre pays est Big Bill Broonzy. Cela s’explique à la fois par le nombre considérable de représentations et d’enregistrements qu’il fait durant ses six tournées en Europe, le fait qu’il se soit  produit aussi en province, et par ses qualités même de musicien, d’extraordinaire chanteur et conteur.   

            William Lee Conley Broonzy est né en 1897 dans l’Etat du Mississippi. Comme beaucoup de noirs il suit le courant migratoire vers les grandes villes du nord qui s’est amorcé au début de notre siècle et se retrouve à Chicago dès 1926. A partir de 1928 il connaît un succès considérable auprès du public noir. Jusqu’à la seconde guerre mondiale il enregistre plus de 300 faces, soit en tant que leader, soit comme accompagnateur de Lil Green, Washboard Sam, Jazz Gillum, John Lee « Sonny Boy » Williamson... Il figure sur les catalogues de la plupart des grandes compagnies de race records : Okeh, Vocalion, Bluebird, Columbia... Comme le souligne Gérard Herzhaft : « Son immense talent joint à une personnalité exceptionnellement ouverte le rend immensément populaire auprès des noirs de Chicago et il règne en maître sur les clubs de la ville. Il se sert de cette influence pour aider de nombreux artistes et les faire enregistrer : Washboard Sam, Gillum, Williamson, Memphis Slim et même Muddy Waters lui doivent beaucoup »[1]. En 1938 il participe au spectacle de John Hammond From Spirituals to Swing, où il est remarqué par Hugues Panassié. Apres la guerre sa musique n’est plus à la mode auprès des noirs. Tout comme Leadbelly et Josh White, il réussi alors le tour de force d’attirer l’attention du public blanc new-yorkais. Cela lui permet en 1951 de venir faire une tournée en Europe.

 

            2) La première tournée de Big Bill Broonzy.   

 

            C’est Hugues Panassié et le Hot Club de France qui rendent possible la premiere tournée de Big Bill dans notre pays. En fait, les organisateurs profitent de son voyage en Allemagne pour le faire venir en France. Tout comme Leadbelly on craint que la musique du bluesman ne soit trop frustre. On lui adjoint un orchestre qui comprend les musiciens de jazz Merril Stepter (Trompette), Guy Lafitte (Saxophone), André Persiani (piano), George Hadjo (contrebasse) et Wallace Bishop (batterie). La tournée de Big Bill et de son orchestre est un véritable marathon. En moins de deux mois ils doivent assurer 27 dates. Le premier concert a lieu le 20 juillet 1951 à Vichy : l’amateur de blues André Vasset se souvient : « A Vichy, l’orchestre avait été engagé pour les dîneurs du gala Ford. Autant dire que l’auditoire, costumé en habits de soirée et robes longues, ne se souciait guère de musique et montrait une inattention soutenue. La présence de ce grand diable, rudoyant sa guitare et chantant avec une spontanéité, une sincérité et un naturel absolus, était la passablement insolite. Avec deux ou trois copains, embusqués derrière une haie de fusains servant de fond de scène, nous étions bouches et oreilles bées. Jamais nous n’avions entendu une musique semblable. Vocal et guitare nous atteignaient de plein fouet (...). Nous étions les premiers vrais auditeurs européens de Big Bill »[2]. Heureusement, le public se montre plus réceptif aux autres concerts que fait Big Bill. Il se produit le long de la côte française et termine sa tournée initiale à Saint Tropez le 25 août. Cependant, le succès est suffisamment important pour que le bluesman prolonge son séjour en France. Il se produit seul au Vieux Colombier de Juan-Les-Pins du 1er au 13 septembre, avec un court séjour entre temps à Clermont-Ferrand le 6.

             Il part ensuite quelques jours en Allemagne mais revient à Paris les 20 et 21 septembre. Hugues Panassié a décidé de l’enregistrer pour le label Vogue. Il s’est rendu compte que l’orchestre était gênant et enregistre Big Bill seul avec sa guitare. Les progrès techniques permettent au bluesman d’enregistrer ce disque sur un support vinyl. En fait, ce disque Vogue est le premier 33 tours de l’histoire du blues ! La séance est particulièrement émouvante : « L’un des blues lents, « Hollerin’ and Cryin’ the Blues » qui dure 10 mn (au lieu des 3mn habituelles), donna même lieu à un incident dramatique comme je n’en avais jamais vu dans un studio d’enregistrement : au fur et à mesure qu’il chantait le morceau, Big Bill était de plus en plus bouleversé, de plus en plus « pris par le blues ». Il se mit à pleurer et, au début du dernier chorus, s’arrêta net, la voix brisée par un sanglot. Il lui fut impossible de reprendre l’enregistrement de ce blues. « I don’t want to fool with it anymore », dit-il (...). Et ce blues est un des plus bouleversants que j’ai jamais entendu. Il est probable que cet enregistrement sera publié tel quel »[3]. Big Bill grave aussi un autre morceau, Black, Brown and White, une dénonciation de la ségrégation aux Etats-Unis. Les compagnies américaines avaient refusé ce blues. Big Bill profite de son passage à Paris pour l’enregistrer. Le label Vogue propose les blues de Big Bill au début de l’année 1952, en 33 tours et en 78 tours[4]

A l’issu de cette première tournée on peut lire dans le Bulletin du Hot Club de France : « Cet authentique tour de France a remporté partout le succès le plus total (...). Grâce à Big Bill les Français savent maintenant ce qu’est le blues »[5]. Avant de retourner pour Chicago le 25 septembre, Big Bill s’est lié d’amitié avec Hugues Panassié, André Vasset, Madeleine Gautier et un amateur belge du nom de Yannick Bruynoghe.

 

            3) Deuxième tournée.

 

            Fort de son succès Big Bill revient en France le 18 janvier 1952. Cette fois-ci il est accompagné par le pianiste Blind John Davis. Ils jouent à Paris au Vieux Colombier, à la salle Pleyel et au Jazz Land. Sur leur prestation au Jazz Land, Madeleine Gautier écrit :  « Big Bill joue seul. Selon son humeur, selon la tête des gens, il varie son répertoire à l’infini et vous amène dans des régions musicales qui vous laissent pantois. Quelle aisance, quelle « présence » chez ce chanteur de blues... Et lorsque Bill a fini de jouer en solo, il s’en va chercher Blind John. Et lorsque les deux artistes jouent ensemble, on ne sait plus très bien lequel écouter. Le régal est complet. Quand Blind John et qu’il est en forme, le régal, d’ailleurs, continue (...). Jamais tant de grands musiciens n’avaient été réunis dans un cabaret parisien »[6]. Au cours de ces concerts, Blind John Davis permet à beaucoup d’amateurs de découvrir le boogie woogie.

            Puis les deux musiciens tournent à Lyon, dans l’ouest de la France et dans le nord de l’Europe, à Liège, Anvers, Roubaix, Bruxelles, Lille. Ce deuxième voyage permet de nouveaux enregistrements de Big Bill[7] et de Blind John Davis[8]. Surtout, cette tournée dans le nord permet au Big Bill de retrouver Yannick Bruynoghe. Il l’héberge et lui propose d’écrire un livre sur sa vie. Le bluesman apprend alors à lire et à écrire. Lors de ses tournées, entre Paris, Bruxelles et Chicago, il écrit sur des bouts de papiers des anecdotes, des faits marquants de sa vie, des histoires sur des gens qu’il connaît. Il les donne ensuite à Yannick Bruynoghe qui entreprend de traduire cet anglais approximatif, plein de fautes d’orthographes et de mots d’argot. Plusieurs de ses notes paraissent dans le Bulletin du Hot Club de France en 1954[9]. Leur réunion permet finalement la publication d’un livre en mai 1955, intitulé Big Bill Blues[10]. Ce livre écrit en français est édité à Bruxelles, mais il est disponible par correspondance et par l’intermédiaire des Hot Clubs. C’est un document fascinant sur la personnalité de Big Bill. C’est le premier ouvrage écrit par un bluesman. C’est aussi le premier livre écrit en français consacré spécifiquement au blues.  

 

            4) Les autres tournées de Big Bill.  

 

            Big Bill fait trois autres tournées en Europe. La première commence le 10 décembre 1952 et se termine le 15 mai 1953. Il joue beaucoup à Paris au Métro Jazz, au Ringside et aux Trois Mailletz. Il visite aussi les villes de Saint-Etienne, Lyon, Clermont-Ferrand, Limoges, Pau et Montauban. Il tourne aussi en Espagne.

            Lors de son quatrième voyage en Europe, Big Bill ne passe pas par la France. Il joue en Angleterre, en Belgique et en Hollande.

            Son cinquième voyage commence en février 1956 par la France. A cette occasion il donne un concert au Hot Club de France de Paris. Grâce au musicien Milton Mezzrow comme traducteur, les amateurs français peuvent discuter avec le bluesman. Big Bill parle en particulier de la poésie du blues et de son rôle comme chant de protestation : « «  Les paroles de mes chansons parlent beaucoup de « babies », de l’amour, parce que c’est plus plaisant. Mais les vrais blues sont des chants de protestation à mots déguisés »  Et ce sont surtout ces blues là que Big Bill a chanté à la réunion, dont Mezz traduisait les puissantes paroles»[11]. Ce concert est pour le bluesman l’occasion de dénoncer la ségrégation à mots couverts. Après cette réunion Big Bill part pour la Belgique, puis l’Allemagne et le Danemark. Il revient ensuite en France et joue à Clermont-Ferrand, Bordeaux, Montauban, Perigueux, Brive, Limoge et Guéret. Apres un détour en Italie il rentre aux Etats-Unis fin juin 1956.

            Lors de son dernier voyage en Europe il ne reste que 48 heures en France. Le 1er avril 1957, il donne concert  au SHAPE à Paris. De retour aux Etats-Unis il meurt d’un cancer, à Chicago, en 1958.

 

            5) L’apport de Big Bill au blues en France. 

 

            L’apport de Big Bill au blues en France est considérable. Par le nombre de ses prestations dans notre pays il élargit considérablement le public du blues, au delà des seuls amateurs de jazz. Beaucoup de ceux qui le voient sur scène sont impressionnés et se mettent à écouter cette musique.

            Le nombre de renseignements qu’il donne sur le blues est très important. Musicien d’une multitude de séances d’enregistrements il donne à Hugues Panassié de précieuses informations sur nombres d’artistes avec lesquels il a jouer, ou qu’il a rencontré : Washboard Sam, John Lee « Sonny Boy » Williamson, Lil’ Green, Sleepy John Estes...

            Pourtant Big Bill, malgré lui pensons nous, laisse à beaucoup d’amateurs de jazz une vision erronée du blues. Pour beaucoup le blues était mort avec Bessie Smith. Lorsque Big Bill arrive en France il est donc naturellement surnommé « le dernier chanteur de blues vivant ». Ce surnom lui reste jusqu’à sa mort et il faut attendre le début des années 60 pour que les amateurs de jazz réalisent que non seulement le blues est bien vivant, mais qu’en plus il a eu une évolution parallèle à celle du jazz et qu’il est encore très apprécié du public noir.

 

 

 

 



[1] Gerard Herzhaft, Encyclopedie du blues, Paris, Ed. Seghers, 1990, page 37.

[2] André Vasset, Black Brother : la vie et l’oeuvre de Big Bill Broonzy, Gerzat, auto édité, 1996, page 27. 

[3] Hugues Panassié, Bulletin du Hot Club de France n° 11, octobre 1951, Page 8.

[4] Big Bill Broonzy (Vogue LD 030), Big Bill Blues / Black Brown and White (Vogue 134), Make My Gateway / John Henry (Vogue 118).

[5] Madeleine Gautier, La tournée de Big Bill Broonzy, in Bulletin du Hot Club de France n°10, aout-septembre 1951, pages 3 et 4.

[6] Madeleine Gautier, Bulletin du Hot Club de France n°17, avril 1952, page 17.

[7] Big Bill Broonzy vol 2 (Vogue LD 072).

[8] Blind John Davis (Vogue LD 078) et O Sole Mio / Pain Boogie (Vogue 3100).

[9] Bulletin du Hot Club de France n° 39, Juin-juillet 1954, page 10 et 11.

Bulletin du Hot Club de France n° 45, fevrier 1955, pages 3 et 4.

[10] Big Bill Broonzy et Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues, Paris, Ed. Ludd, 1987.

[11] Bulletin du Hot Club de France n° 56, mars 1956, page 36.


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