1) Le blues à Jazz Hot.
Après le départ d’Hugues Panassié en
1949 le blues est peu traité dans le magasine Jazz Hot. Le be bop accapare
l’esprit de la plupart des critiques du journal. Quelques articles paraissent
cependant. Ils sont l’oeuvre de critiques américains. Il existe quelques
articles bien fournies sur Josh White[1],
Leadbelly[2]
et Big Bill Broonzy[3] à
l’occasion de leurs venue en France. Un article est consacré a Wynonie Harris[4]
en 1950, et un autre sur le blues chez Duke Ellington[5]. En 1955 un numéro spécial anniversaire de Jazz Hot
permet à plusieurs critiques américains de dresser le portrait de plusieurs
artistes de blues : Ma Rainey par Charles E. Smith[6],
Pete Johnson par Ernest Borneman[7]
et Horace Sprott (un harmoniciste) par Frederick Ramsey Jr[8].
Ce dernier mentionne pour la première fois semble-t-il les travaux de
l’ethno-musicologue Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres. Quelques
chroniques de disques sont signés par les critiques François Postif et Frank Ténot.
Ce dernier, lassé des querelles entres les « raisins aigres » et les
« figues moisies », fonde son propre magasine en décembre 1954 : Jazz
Magasine. Jusqu’en 1955 donc, on peut dire que seul Hugues Panassié,
en France, parle de façon exhaustive du blues.
2) L’arrivée de Jacques Demètre.
L’arrivée de Jacques Demètre au sein
de la rédaction de Jazz Hot est lié à la volonté pour Charles
Delaunay de faire un journal complet, qui traite de tous les aspects du jazz et
pas seulement du be bop. Dans la revue chaque style de jazz a ses spécialistes
: André Hodeir et Lucien Malson pour le be bop, Gérard Conte pour le style New Orleans...
C’est aussi certainement une réponse aux attaques d’Hugues Panassié : ce n’est
pas parce qu’on est tourné vers la modernité (le be bop), qu’on ne peut pas
apprécier du jazz plus ancien (le blues).
Né en 1924, Jacques Demètre découvre
le jazz dans les années 40. Rebuté par l’évolution qu’il prend avec l’arrivée
du be bop, il fait partie de ces nombreux amateurs qui découvrent les premiers
disques de blues par l’intermédiaire de l’A.F.C.D.J. et de la marque Jazz
Sélection. La vue d’un concert de Big Bill Broonzy achève de le convertir. Au
début des années 50 il participe avec François Postif et Jean-Christophe Averty
à l’édition d’un 78 tours pirate de Cripple Clarence Lofton et de Big Bill
Broonzy sur la marque Jazz Document.
Un jour, Gérard Conte, critique à Jazz Hot,
lui propose d’écrire la chronique d’un disque de Cripple Clarence Lofton[9].
Il le présente ensuite à Charles Delaunay qui lui propose d’écrire une rubrique
mensuelle sur le blues. En avril 1955 Jacques Demètre écrit son premier article
dans Jazz
Hot [10].
Il est présenté comme « un spécialiste du folklore noir
américain ». Il écrit d’abord : « Pour certains amateurs de jazz,
le blues, pris dans un sens erroné, sert encore à désigner tout morceau à tempo
lent ». Il définit ce qu’est le blues : sa structure, ses
thèmes, l’usage de l’improvisation, l’influence du gospel. Jacques Demètre a
deux objectifs : faire une anthologie la plus exhaustive possible du blues.
Montrer que cette musique n’est pas morte, mais qu’elle se renouvelle sans
cesse et connaît toujours un grand succès auprès du public noir.
3) Les articles de Jacques Demètre.
a) Les sources.
Pour écrire ses articles Jacques
Demètre dispose de plusieurs sources.
Les disques. Jacques Demètre
dispose de la plupart des disques qui sont parus en France, notamment sur les
marques Vogue et Jazz Sélection. Cependant, ces disques sont insuffisants. Il fait
donc plusieurs voyages en Angleterre où le marché du blues est plus important.
Il commande aussi directement aux Etats-Unis par l’intermédiaire d’un disquaire
américain qui s’appelle Ray Avery.
Les autres amateurs de blues.
Jacques Demètre bénéficie de l’aide d’autres amateurs de blues : d’abord le
disquaire François Postif, directeur au début des années 50 de la marque Jazz
Document, ensuite le suisse Kurt Mohr qui, grâce à ses contacts, entreprend dès
le milieu des années 50 d’établir une discographie la plus complète possible
sur les artistes de RnB. Il est lui-même l’auteur de quelques articles sur
l’organiste Bill Dogget[11]
et sur le Rhythm and Blues[12].
Il faut aussi mentionner la pianiste Martine Morel, et surtout l’anglais Paul
Oliver, qu’il rencontre à Paris en 1957 et qui est le premier à montrer le coté
poétique du blues.
Les sources écrites. Elles sont
peu nombreuses. Jacques Demètre a du lire les articles d’Hugues Panassié dans
le Bulletin
du Hot Club de France, ainsi que le livre de Big Bill Broonzy et
Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues. Nous savons qu’il est au
courant des travaux d’Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres à Washington :
dans le premier article qu’il écrit à Jazz Hot il mentionne un ouvrage d’un
certain Odum, professeur à l’Université de Caroline du Nord qui fait état des
travaux de Lomax[13].
Les musiciens. Jacques Demètre
rencontre le pianiste Sammy Price venu donner un concert à la salle Pleyel le
20 février 1956 à Paris et lui sert de guide et de chauffeur dans la capitale :
« Il
y a eu Sammy Price qui m’a donné nombres d’informations et de photos. Il m’a
donné la première photo de Memphis Slim publiée dans Jazz Hot ». En
1958 il assiste à Londres, en compagnie Paul Oliver, à un concert de l’harmoniciste Sonny Terry et du guitariste
Brownie McGhee. Il reste ensuite deux semaines avec eux. « C’était formidable. J’allais
dans leur chambre d’hôtel et je les interrogeais sur l’histoire du blues de la
cote est. Qui était qui, qui jouait quoi ? »[14].
b) Les articles.
A partir de 1955 Jacques Demètre écrit
tous les mois dans Jazz Hot. Ses articles sont d’abord sobres
: une biographie avec une photo et éventuellement une discographie. Demètre
dresse ainsi des portraits de Sonny Terry[15],
Muddy Waters[16],
Jimmy Yancey[17], John
Lee Hooker[18]...
Puis, au fil des rencontres ses articles s’enrichissent. Il fait des études sur
certains thèmes du blues[19]
et rend compte de l’actualité de cette musique aux Etats-Unis[20]. Il s’occupe également d’écrire toutes les
chroniques de disques sur le blues.
Ajoutons que les recherches de Jacques Demètre ne
sont pas limitées au blues. Il est aussi un pionnier dans le domaine des
negro-spirituals et des gospel songs. Il écrit plusieurs articles sur le sujet
grâce à ses rencontres avec les artistes Brother John Sellers et Sister Rosetha
Tharpe, tous deux venus chanter en France en 1957.
4) Les réactions aux articles de
Jacques Demètre.
Les articles de Jacques Demètre
suscitent des réactions diverses. Hugues Panassié est très hostile au critique
de Jazz
Hot. Il ne supporte pas ce nouveau venu qui vient « chasser sur
ses terres ». Il surnomme Jacques Demètre double bêta et l’attaque
violemment : «Double bêta zazotteux, une des plus récentes acquisition du torchon,
fait partie du petit noyau zazotteux chargé de la défense du jazz
« traditionnel » afin de démontrer qu’à zazott on est objectif. Il
pond des articles sur les spécialistes du blues, sans jamais d’ailleurs citer
la source des informations qu’il puise à droite et à gauche, notamment dans le
bulletin, et qu’il s’approprie sans vergogne. Des qu’il essaie de formuler un
jugement personnel, son incompétence crasse se révèle »[21].
Dans la rédaction même de Jazz Hot
Jacques Demètre apparaît comme un original : « Souvent on me raillait :
« Demetre et sa musique primitive ». Il faut reconnaître que de la
part des amateurs de jazz envers le blues, il y a souvent le même mépris que
des musiciens classiques vis-à-vis des musiciens de jazz »[22].
Le blues est considéré par certains amateurs de jazz comme une musique basique,
peu digne intérêt. Pour André Hodeir par exemple, cette musique est juste un « thème
du folklore négro-américain »[23]
. Dans son livre Jazzistiques[24],
dans un chapitre intitulé Parfum de blues, il va encore plus loin en
affirmant que « l’esprit du blues n’est pas essentiel au jazz ». Au
yeux de ces amateurs, le blues est peu considéré, voir méprisé. Pourtant, grâce
à l’appui d’André Clergeat, alors rédacteur en chef de la revue, et de Charles
Delaunay, Jacques Demètre continue à publier ses articles. Ses travaux ont le
mérite d’attirer le regard de certains amateurs sur le blues.
[1] op. cit. note 120
[2] op. cit. note 119
[4] op. cit. note 141
[5] Guy Montassut et Jean Cruyer, Analyse du blues chez Duke Ellington, in Jazz Hot n° 43, avril 1950, pages 12 et 20.
[6] Charles E. Smith, Ma Rainey, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 20.
[7] Ernest Bornemar, Pete Johnson, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 17.
[8] Frederick Ramsey Jr, Horace Sprott, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 28.
[9] Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 77.
[10] Jazz Hot n° 98, avril 1955, page 12.
[11] Kurt Mohr, Bill Dogget, in Jazz Hot n° 124, septembre 1957, page 16.
[12] Kurt Mohr, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 118, fevrier 1957, pages 10 et 11.
[13] op. cit. note 224.
[14] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997.
[15] Jacques Demetre, Sonny Terry, in Jazz Hot n° 99, mai 1955, page 20.
[16] Jacques Demetre, Muddy Waters, in Jazz Hot n° 101, juillet-aout 1955, pages 20 et 21.
[17] Jacques Demetre, Jimmy Yancey, in Jazz Hot n° 102, septembre 1955, pages 12 et 13.
[18] Jacques Demetre, John Lee Hooker, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, page 20 et 21.
[19] Jacques Demetre, Les personnages du blues, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, pages 20 et 21.
[20] Jacques Demetre, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 117, janvier 1957, pages 18 et 19.
Jacques Demetre, Le West coast blues, , in Jazz Hot n° 127, decembre 1957, pages 15 et 16.
[21] Bulletin du Hot Club de France n° 61, octobre 1956, page 15.
[22] Sebastian Danchin, introduction au livre de Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994, page 19.
[23] André Hodeir, Hommes et problemes de jazz, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1954, page 241.
[24] André Hodeir, Jazzistiques, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1984, page 55.