Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962 par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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CHAPITRE IX
LES TRAVAUX DE JACQUES DEMETRE

   

           

          1) Le blues à Jazz Hot.

 

          Après le départ d’Hugues Panassié en 1949 le blues est peu traité dans le magasine Jazz Hot. Le be bop accapare l’esprit de la plupart des critiques du journal. Quelques articles paraissent cependant. Ils sont l’oeuvre de critiques américains. Il existe quelques articles bien fournies sur Josh White[1], Leadbelly[2] et Big Bill Broonzy[3] à l’occasion de leurs venue en France. Un article est consacré a Wynonie Harris[4] en 1950, et un autre sur le blues chez Duke Ellington[5].  En 1955 un numéro spécial anniversaire de Jazz Hot permet à plusieurs critiques américains de dresser le portrait de plusieurs artistes de blues : Ma Rainey par Charles E. Smith[6], Pete Johnson par Ernest Borneman[7] et Horace Sprott (un harmoniciste) par Frederick Ramsey Jr[8]. Ce dernier mentionne pour la première fois semble-t-il les travaux de l’ethno-musicologue Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres. Quelques chroniques de disques sont signés par les critiques François Postif et Frank Ténot. Ce dernier, lassé des querelles entres les « raisins aigres » et les « figues moisies », fonde son propre magasine en décembre 1954 : Jazz Magasine. Jusqu’en 1955 donc, on peut dire que seul Hugues Panassié, en France, parle de façon exhaustive du blues.     

 

          2) L’arrivée de Jacques Demètre.

 

          L’arrivée de Jacques Demètre au sein de la rédaction de Jazz Hot est lié à la volonté pour Charles Delaunay de faire un journal complet, qui traite de tous les aspects du jazz et pas seulement du be bop. Dans la revue chaque style de jazz a ses spécialistes : André Hodeir et Lucien Malson pour le be bop, Gérard Conte pour le style New Orleans... C’est aussi certainement une réponse aux attaques d’Hugues Panassié : ce n’est pas parce qu’on est tourné vers la modernité (le be bop), qu’on ne peut pas apprécier du jazz plus ancien (le blues).

          Né en 1924, Jacques Demètre découvre le jazz dans les années 40. Rebuté par l’évolution qu’il prend avec l’arrivée du be bop, il fait partie de ces nombreux amateurs qui découvrent les premiers disques de blues par l’intermédiaire de l’A.F.C.D.J. et de la marque Jazz Sélection. La vue d’un concert de Big Bill Broonzy achève de le convertir. Au début des années 50 il participe avec François Postif et Jean-Christophe Averty à l’édition d’un 78 tours pirate de Cripple Clarence Lofton et de Big Bill Broonzy sur la marque Jazz Document.

          Un jour, Gérard Conte, critique à Jazz Hot, lui propose d’écrire la chronique d’un disque de Cripple Clarence Lofton[9]. Il le présente ensuite à Charles Delaunay qui lui propose d’écrire une rubrique mensuelle sur le blues. En avril 1955 Jacques Demètre écrit son premier article dans Jazz Hot [10]. Il est présenté comme « un spécialiste du folklore noir américain ». Il écrit d’abord : «  Pour certains amateurs de jazz, le blues, pris dans un sens erroné, sert encore à désigner tout morceau à tempo lent ». Il définit ce qu’est le blues : sa structure, ses thèmes, l’usage de l’improvisation, l’influence du gospel. Jacques Demètre a deux objectifs : faire une anthologie la plus exhaustive possible du blues. Montrer que cette musique n’est pas morte, mais qu’elle se renouvelle sans cesse et connaît toujours un grand succès auprès du public noir.

 

          3) Les articles de Jacques Demètre.

 

          a) Les sources.           

 

          Pour écrire ses articles Jacques Demètre dispose de plusieurs sources.

          Les disques. Jacques Demètre dispose de la plupart des disques qui sont parus en France, notamment sur les marques Vogue et Jazz Sélection. Cependant, ces disques sont insuffisants. Il fait donc plusieurs voyages en Angleterre où le marché du blues est plus important. Il commande aussi directement aux Etats-Unis par l’intermédiaire d’un disquaire américain qui s’appelle Ray Avery.

          Les autres amateurs de blues. Jacques Demètre bénéficie de l’aide d’autres amateurs de blues : d’abord le disquaire François Postif, directeur au début des années 50 de la marque Jazz Document, ensuite le suisse Kurt Mohr qui, grâce à ses contacts, entreprend dès le milieu des années 50 d’établir une discographie la plus complète possible sur les artistes de RnB. Il est lui-même l’auteur de quelques articles sur l’organiste Bill Dogget[11] et sur le Rhythm and Blues[12]. Il faut aussi mentionner la pianiste Martine Morel, et surtout l’anglais Paul Oliver, qu’il rencontre à Paris en 1957 et qui est le premier à montrer le coté poétique du blues.

          Les sources écrites. Elles sont peu nombreuses. Jacques Demètre a du lire les articles d’Hugues Panassié dans le Bulletin du Hot Club de France, ainsi que le livre de Big Bill Broonzy et Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues. Nous savons qu’il est au courant des travaux d’Alan Lomax pour la Bibliothèque du Congres à Washington : dans le premier article qu’il écrit à Jazz Hot il mentionne un ouvrage d’un certain Odum, professeur à l’Université de Caroline du Nord qui fait état des travaux de Lomax[13].

          Les musiciens. Jacques Demètre rencontre le pianiste Sammy Price venu donner un concert à la salle Pleyel le 20 février 1956 à Paris et lui sert de guide et de chauffeur dans la capitale : « Il y a eu Sammy Price qui m’a donné nombres d’informations et de photos. Il m’a donné la première photo de Memphis Slim publiée dans Jazz Hot ». En 1958 il assiste à Londres, en compagnie Paul Oliver,  à un concert de l’harmoniciste Sonny Terry et du guitariste Brownie McGhee. Il reste ensuite deux semaines avec eux. « C’était formidable. J’allais dans leur chambre d’hôtel et je les interrogeais sur l’histoire du blues de la cote est. Qui était qui, qui jouait quoi ? »[14].       

 

          b) Les articles.

 

          A partir de 1955 Jacques Demètre écrit tous les mois dans Jazz Hot. Ses articles sont d’abord sobres : une biographie avec une photo et éventuellement une discographie. Demètre dresse ainsi des portraits de Sonny Terry[15], Muddy Waters[16], Jimmy Yancey[17], John Lee Hooker[18]... Puis, au fil des rencontres ses articles s’enrichissent. Il fait des études sur certains thèmes du blues[19] et rend compte de l’actualité de cette musique aux Etats-Unis[20].  Il s’occupe également d’écrire toutes les chroniques de disques sur le blues.

Ajoutons que les recherches de Jacques Demètre ne sont pas limitées au blues. Il est aussi un pionnier dans le domaine des negro-spirituals et des gospel songs. Il écrit plusieurs articles sur le sujet grâce à ses rencontres avec les artistes Brother John Sellers et Sister Rosetha Tharpe, tous deux venus chanter en France en 1957.       

         

          4) Les réactions aux articles de Jacques Demètre.

 

          Les articles de Jacques Demètre suscitent des réactions diverses. Hugues Panassié est très hostile au critique de Jazz Hot. Il ne supporte pas ce nouveau venu qui vient « chasser sur ses terres ». Il surnomme Jacques Demètre double bêta et l’attaque violemment : «Double bêta zazotteux, une des plus récentes acquisition du torchon, fait partie du petit noyau zazotteux chargé de la défense du jazz « traditionnel » afin de démontrer qu’à zazott on est objectif. Il pond des articles sur les spécialistes du blues, sans jamais d’ailleurs citer la source des informations qu’il puise à droite et à gauche, notamment dans le bulletin, et qu’il s’approprie sans vergogne. Des qu’il essaie de formuler un jugement personnel, son incompétence crasse se révèle »[21].

          Dans la rédaction même de Jazz Hot Jacques Demètre apparaît comme un original : « Souvent on me raillait : « Demetre et sa musique primitive ». Il faut reconnaître que de la part des amateurs de jazz envers le blues, il y a souvent le même mépris que des musiciens classiques vis-à-vis des musiciens de jazz »[22]. Le blues est considéré par certains amateurs de jazz comme une musique basique, peu digne intérêt. Pour André Hodeir par exemple, cette musique est juste un « thème du folklore négro-américain »[23] . Dans son livre Jazzistiques[24], dans un chapitre intitulé Parfum de blues, il va encore plus loin en affirmant que « l’esprit du blues n’est pas essentiel au jazz ». Au yeux de ces amateurs, le blues est peu considéré, voir méprisé. Pourtant, grâce à l’appui d’André Clergeat, alors rédacteur en chef de la revue, et de Charles Delaunay, Jacques Demètre continue à publier ses articles. Ses travaux ont le mérite d’attirer le regard de certains amateurs sur le blues.

 

 

 



[1] op. cit. note 120

[2] op. cit. note 119

[3]

[4] op. cit. note 141

[5] Guy Montassut et Jean Cruyer, Analyse du blues chez Duke Ellington, in Jazz Hot n° 43, avril 1950, pages 12 et 20.

[6] Charles E. Smith, Ma Rainey, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 20.

[7] Ernest Bornemar, Pete Johnson, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 17.

[8] Frederick Ramsey Jr, Horace Sprott, in Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 28.

[9] Jazz Hot n° 97, mars 1955, page 77.

[10] Jazz Hot n° 98, avril 1955, page 12.

[11] Kurt Mohr, Bill Dogget, in Jazz Hot n° 124, septembre 1957, page 16.

[12] Kurt Mohr, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 118, fevrier 1957, pages 10 et 11.

[13] op. cit. note 224.

[14] Interview de Jacques Demetre réalisée le 23 janvier 1997.

[15] Jacques Demetre, Sonny Terry, in Jazz Hot n° 99, mai 1955, page 20.

[16] Jacques Demetre, Muddy Waters, in Jazz Hot n° 101, juillet-aout 1955, pages 20 et 21.

[17] Jacques Demetre, Jimmy Yancey, in Jazz Hot n° 102,  septembre 1955, pages 12 et 13.

[18] Jacques Demetre, John Lee Hooker, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, page 20 et 21.

[19] Jacques Demetre, Les personnages du blues, in Jazz Hot n° 104, novembre 1955, pages 20 et 21.

[20] Jacques Demetre, Le Rhythm and Blues, in Jazz Hot n° 117, janvier 1957, pages 18 et 19.

Jacques Demetre, Le West coast blues, , in Jazz Hot n° 127, decembre 1957, pages 15 et 16.

[21] Bulletin du Hot Club de France n° 61, octobre 1956, page 15.

[22] Sebastian Danchin, introduction au livre de Jacques Demetre et Marcel Chauvard, Voyage au pays du blues, Levallois-Perret, Ed. CLARB, 1994, page 19.

[23] André Hodeir, Hommes et problemes de jazz, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1954, page 241.

[24] André Hodeir, Jazzistiques, Roquevaires, Ed. Parantheses, 1984, page 55.


"Et la France découvrit le blues: 1917 à 1962" par Philippe Sauret / La Gazette de Greenwood
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